Entretien avec la députée européenne Leïla Chabi. Transcription d'une interview radio réalisée le 7 février 2024 à Strasbourg. Par Jean-Luc Wertenschlag pour le WunderParlement et L'Alterpresse68. Avec l'aide de Elena Kaigorodova, de Anna Kuklìkovà et du Parlement Européen.
[Jean-Luc Wertenschlag] Nous recevons l'eurodéputée Leïla Chaibi, du groupe parlementaire the Left, qui vient d'écrire un livre avec Cyril Pocréaux "Députée pirate : comment j'ai infiltré la machine européenne" aux éditions Les Liens qui Libèrent. Elle nous raconte son parlement à elle. C'est absolument passionnant, parce qu'on n'a pas l'habitude d'entendre les effractions, infiltrations dans cette machine européenne. Commençons par vous présenter, Leïla Chaibi. Vous êtes née à Dijon, vous avez fait vos études à Toulouse, vous avez commencé à militer dans le Sud-Ouest, puis vous participez à Jeudi Noir et Génération Précaire à Paris ...
[Leïla Chaibi] Oui je suis née à Dijon mais je n'y suis resté que quelques mois. Je suis de Toulouse, j'ai grandi à Toulouse, j'y ai fait mes études. Je suis élue depuis 2019, c'est mon premier mandat, c'est la première fois que je suis élue. Ce n'est pas la première fois que j'étais candidate à une élection, j'étais engagée pendant des années sur le terrain politique, en plus de mon boulot, le soir et le weekend. Aussi et surtout pour la lutte contre la précarité, le droit au logement, dans le secteur associatif.
Pourriez-vous nous raconter Jeudi Noir et Génération Précaire ?
Ce sont des collectifs qui pointent du doigt, par exemple, le parcours du combattant pour avoir un logement, un emploi, c'est un parcours du combattant quand on veut vivre dignement. La particularité de ces collectifs, qui ne faisaient pas masse, c'est qu'on a inventé des modes d'action un peu décalés par rapport aux façons traditionnelles de militer. Par exemple pour Jeudi Noir, on s'invitait dans les appartements à louer, avec cotillons, mousseux, musique, en improvisant des fêtes pour organiser des actions médiatiques. Ce qui fait qu'à quelques-uns, on occupait le terrain médiatique et du coup on pouvait alerter les politiques. C'est un peu ces méthodes-là que j'ai importées depuis que je suis députée européenne.
on s'invitait dans les appartements à louer, avec cotillons, mousseux, musique, en improvisant des fêtes pour organiser des actions médiatiques
Comment passe-t-on de squatter des appartements vides en faisant la teuf à Paris à député européenne ?
Oui, c'est assez bizarre... Au début, quand La France Insoumise, l'organisation politique dans laquelle j'étais engagée, a choisi sa liste en 2019 pour les élections européennes, cela faisait longtemps que je militais. J'avais une légitimité, par mon parcours militant, et donc on a choisi de me mettre en troisième position sur la liste. Mais c'est vrai que quand j'arrive au Parlement en 2019, j'ai un peu l'impression d'arriver à Disneyland... Quand vous êtes quelqu'un de normal, quand vous arrivez dans le Parlement européen, que dès le premier jour vous avez les honneurs, la courtoisie, vous avez l'impression d'être dans un costume qui est beaucoup trop grand pour vous. On vous dit "Madame la députée", vous regardez derrière à qui on parle. On vous explique les moyens mis à votre disposition, qui sont vertigineux. Les indemnités et les moyens financiers mis en place sont très éloignés du quotidien de celles et ceux que vous vous êtes là pour représenter. Vous arrivez dans une espèce de bulle, un truc immense, vous ne comprenez pas grand chose finalement, parce que tout paraît technique, très éloigné de l'intérêt des gens. Vous êtes dans une machine dans laquelle vous pouvez passer vos journées sans sortir, parce que le Parlement c'est un endroit où il y a un supermarché, un coiffeur, une salle de sport, il y a la cantine, il y a même des douches enfin voilà tout ça. Rapidement je me rends compte que, ouh là là, attention ! Si je veux représenter les gens qui m'ont élu, si je veux porter leur parole, il va falloir que je mette des garde-fous. Il va falloir que je sorte de l'endroit dans lequel on veut m'assigner bien gentiment et que je fasse un peu comme j'ai fait dans mon passé militant, c'est-à-dire casser les codes et sortir des sentiers battus. Et donc ça se traduit aussi par un combat pendant 5 ans, la durée d'une mandature démarrée en 2019.
Pourquoi ce combat contre les plateformes comme Amazon, Uber ou Deliveroo ? Pouvez-vous raconter comment ça s'est passé pendant ces 5 années ?
Je me suis battue pendant des années contre la précarité et il y a un nouveau type de précarité qui débarque en Europe, la précarité de l'emploi, c'est le travail qu'on appelle uberisé. C'est pire qu'un contrat de travail précaire, parce qu'il n'y a pas de contrat de travail du tout. Donc on a des indépendants, mais qui ne sont en rien indépendants, des travailleurs qui sont mis en relation avec un client. Les plus visibles sont les livreurs de repas à domicile de chez Deliveroo, les chauffeurs VTC d'Uber mais au-delà, c'est dans toute l'économie : des employés de caisse chez Monoprix qui sont remplacés par des auto-entrepreneurs, des serveurs dans la restauration qui sont remplacés par des auto-entrepreneurs. Comment petit à petit le statut salarié, où il y a des protections, certes on donne une partie de son temps à un patron mais en contrepartie, on a une protection sociale, on a le salaire minimum, on a les congés payés. Comment on fait péter tout ça par la porte d'entrée du travail ubérisé. Quand j'arrive au Parlement européen, j'apprends que l'Union européenne va faire quelque chose là-dessus. Pas une directive forcément à ce moment-là, et ce n'est pas forcément une directive en faveur des travailleurs, parce que là on a plutôt l'habitude à ce que l'Union Européenne agisse en faveur des lobbies, qui sont clairement comme à la maison au Parlement, alors au Parlement de Bruxelles, pas ici au Parlement de Strasbourg, il y a deux parlements.
J'ai appris dans votre livre qu'il y avait 70000 lobbyistes à Bruxelles, c'est donc la deuxième ville du monde après Washington en nombre de lobbyistes ?
C'est ça. Pourquoi l'Union européenne prend des décisions qui vont dans le sens de l'intérêt des lobbys, des multinationales ? Ce n'est pas juste une question idéologique et théorique, c'est aussi parce que physiquement, le Parlement européen est dans un quartier où il n'y avait rien. Un collègue belge me racontait : quand il était gamin, il venait s'amuser avec ses copains dans ce quartier européen où il n'y avait rien, c'était en friche, avec un quartier très populaire autour. Là-dessus, ils ont construit artificiellement le quartier européen et donc vous avez des bureaux de lobby tout autour, pas n'importe quelle entreprise, des entreprises qui ont suffisamment de moyens pour pouvoir se payer un bureau à Bruxelles dans le quartier européen. Ils sont physiquement autour, en cercle. Pour rentrer dans le Parlement, n'importe quel citoyen doit faire un parcours du combattant, je dois l'accréditer, on lui explique au bureau de l'accréditation qu'il doit garder son autocollant sur lui, qu'il n'a pas le droit de circuler tout seul dans les couloirs... Les lobbyistes, eux, ils ont un badge comme les députés et ils peuvent rentrer et sortir du Parlement comme ils veulent. Ils connaissent par coeur les couloirs, ce sont souvent d'anciens assistants parlementaires, ils ont accès à la plateforme principale du Parlement, à toutes les boîtes aux lettres avec tous les noms de n'importe quel député, ils peuvent laisser ce qu'ils veulent à l'intérieur et surtout ils maîtrisent le fonctionnement. Ils savent qu'en début de législature, plein de députés ne captent rien, vont mettre un certain temps avant de comprendre. Et donc ils arrivent : "Bonjour, tu veux des statistiques pour tes amendements ? Je vais t'en écrire, moi, directement ! Tu n'as pas trop compris le dossier à l'ordre du jour de la prochaine réunion de la commission machin ? Justement, j'ai un dossier pour toi, je vais t'expliquer..." Cet aspect physique et matériel fait qu'à la fin, les décisions ne sont pas en faveur des citoyens mais en faveur des lobbys !
Les lobbyistes ont un badge comme les députés, ils rentrent et sortent du Parlement comme ils veulent.
Sauf avec Leïla Chaibi, pour cette loi contre les plateformes et contre la précarité autour d'Amazon, Uber et Deliveroo. Donc le parcours de la combattante Leila Shibi pour faire passer cette loi, directive dans le langage européen, que chaque État a deux ans pour adapter dans sa législation. Comment ça se passe ?
Je m'aperçois que si on veut réécrire l'histoire, qui a l'air d'être déjà écrite... Il va y avoir une directive dans un secteur où des travailleurs encore moins mobilisés et moins au fait de ce qui se passe dans l'Union européenne que des travailleurs classiques. Parce qu'ils sont tout seuls sur leur vélo, qu'ils n'ont pas de contrat de travail. Ça va être facile pour les lobbys de faire une loi, une directive qui va dans leur sens. Si je veux écrire une autre histoire, il faut que je fasse intervenir d'autres acteurs. Dans cet endroit, on ne voit pas les travailleurs, ils ne sont pas visibles. Il va falloir débarquer la voix de tous ces livreurs ! Je me déplace un peu partout dans l'Union européenne, je prends contact avec des collectifs de livreurs à vélo en Italie, en Slovénie, en Espagne, au Danemark. Et j'entends des gens me raconter tous la même chose avec des langues différentes : comment ils avaient signé pour être indépendants mais ils n'ont rien d'indépendants ! Ils aimeraient que la pause entre deux courses soit payée. Quand on te raconte ça en espagnol, en italien, en anglais, tout d'un coup je me dis : mais ils sont tout seuls dans leur pays, si je les mets ensemble au cœur des institutions européennes, ça peut être un contre lobby. Et j'ai passé une bonne partie de mon mandat à construire un contre lobbying. Grâce notamment - c'est tout bête - à un outil que je découvre quand j'arrive au Parlement européen, qui nous permet à nous députés de discuter, d'échanger et de travailler ensemble : comment travailler ensemble quand on ne parle pas la même langue ? Et surtout quand on ne parle pas anglais, comme les Français, parmi les plus nuls malheureusement en anglais ?
comment travailler ensemble quand on ne parle pas la même langue ? Et surtout quand on ne parle pas anglais, comme les Français, parmi les plus nuls malheureusement en anglais ?
Le français est censé être une des langues officielles de l'Union européenne. C'est important pour moi, à chaque fois que je le peux, je demande des interprètes. C'est une question d'égalité que de parler sa langue. Mais c'est bien beau de le dire, j'ai quand même pris des cours d'anglais. En tout cas, l'interprétation est un outil magique, on parle dans une langue, on traduit directement dans toutes les autres langues et tout le monde comprend tout ! On peut vraiment réussir à construire ce lobby. Les plateformes sont organisées à l'échelle européenne, le rapport de force est en leur faveur. Mais si, en face, les gens isolés, on les met ensemble, ils échangent, prennent conscience de leur force commune, de leur collectif et ensuite ils font pression lors des différentes étapes du processus législatif. D'abord sur la Commission. En disant à la Commission européenne : il n'y a pas que les lobbys qui te regardent, il n'y a pas seulement Uber qui te regarde, il y a aussi les travailleurs ! La directive doit aller dans notre sens. Ça commence par un combat au Parlement, pour convaincre les députés de voter cette future directive. Le processus législatif européen a une particularité. Il y a trois institutions, le Parlement européen, plus de 700 députés élus par les citoyens des 27 États membres de l'Union européenne, le Conseil de l'Union européenne, avec les représentants des gouvernements et des États membres et il y a la Commission européenne composée de commissaires qui sont nommés. Je découvre que le Parlement européen est le seul parlement du monde qui n'a pas le droit d'initiative législative ! C'est quoi ça ? On n'a pas le droit de faire la loi ? On n'a pas le droit d'écrire une loi pour les travailleurs de plateformes ? Je dois d'abord mettre la pression sur la Commission, parce que c'est la commission qui propose les lois. Qu'est-ce que je dois faire ? Je dois faire en quelque sorte ma lobbyiste vis-à-vis de la Commission. Il y a des outils institutionnels, rapports d'initiatives, on fait un travail classique de parlementaire. Mais il faut créer un contre lobbying, avec l'irruption des travailleurs à Bruxelles. Je fais ma lobbyiste, un peu comme font les lobbyistes bourrins quand ils viennent vous voir dans le couloir ou vous cherchent à la cantine parce qu'ils vous ont repéré. Je fais pareil avec le commissaire à l'emploi Nicolas Schmit, que je harcèle en fait pour lui demander une directive, une directive, une directive pour les travailleurs des plateformes.
Et finalement vous décidez de l'écrire, cette directive fantôme à proposer au commissaire luxembourgeois Nicolas Schmit - qui finit d'ailleurs par devenir votre allié !
Je sais qu'à la Commission européenne, il y a des rapports de force aussi, ce n'est pas un bloc la Commission européenne. C'est dans mon intérêt que la directive soit écrite par Nicolas Schmit, le commissaire à l'emploi, plutôt que par Margaret Vestager, la commissaire à la concurrence. Mon objectif est que la directive ne raconte pas que les travailleurs sont des indépendants de toute façon et qu'il est donc normal de ne pas leur donner le droit du travail. Je veux une directive qui dise : à partir du moment où ils sont subordonnés à l'employeur, les travailleurs des plateformes doivent avoir les mêmes droits que tous les salariés.
Je veux une directive qui dise : à partir du moment où ils sont subordonnés à l'employeur, les travailleurs des plateformes doivent avoir les mêmes droits que tous les salariés.
Nicolas Schmit doit s'emparer du dossier. Je sais qu'il est un peu complexé - politiquement j'entends - parce que ce n'est pas le commissaire le plus puissant. Donc je lui donne de la force finalement, je le pousse en organisant la pression des travailleurs, en l'interrogeant sans cesse dès que je le croise dans les couloirs, en audition, en commission emploi. "Alors Monsieur Schmitt, on a besoin d'une directive ! Mais les choses tardent, ça fait quand même un an et demi là, et il ne s'est toujours rien passé !" Je n'ai pas le droit d'initiative, je passe mon temps à demander à la Commission... Maintenant, j'arrête de demander, je vais l'écrire, je vais le prendre ce droit même si je l'ai pas ! J'écris cette directive, je lui présente en lui disant "Ben regardez, si vous voulez copier coller, regardez, le truc est fait et ça permettrait de résoudre la situation". Évidemment je sais que ça va pas être copier-coller comme ça direct, ce n'est pas la procédure mais ça aide dans le débat et ça le pousse. En décembre 2021, la Commission européenne par la voix de Nicolas Schmitt publie une directive qui dit que les travailleurs des plateformes devront être présumés salariés. Ensuite ce texte doit être voté par le Parlement puis envoyé au Conseil. Chacun de son côté dit qu'est-ce qu'on veut garder, qu'est-ce qu'on veut changer de la proposition. Le Parlement reprend les négociations. Alors là il y a le "big" lobbying intensif, il faut que je fasse mon job de contre lobby. Dans les réunions des lobbies, j'incruste des travailleurs, je m'inscris en douce, on les poursuit quand il se réunissent dans les hôtels du quartier européen. On a même débarqué avec un livreur déguisé en Pikachu ! Imaginez, vous n'avez que des gens en costard cravate tailleur dans le quartier européen et voilà Pikachu ! Pourquoi Pikachu ? Parce que les travailleurs des plateformes expliquent qu'ils ont l'impression d'être des Pokémon, ils ne sont libres de rien, ce sont des gens dans des bureaux qui décident où ils doivent aller, ce qu'ils doivent faire, et donc du coup Pikachu ! On organise à nouveau des rassemblements, avec des centaines de travailleurs de toute l'Union européenne, qui parlent d'une voix commune et qui disent "On est là ! On est le lobby des travailleurs concernés ! Écoutez notre voix !" Après ce lobbying intensif, le Parlement européen adopte une position très ambitieuse, qui améliore la proposition de la Commission. Le Conseil de son côté, c'est une autre histoire. On est depuis plusieurs mois dans la dernière phase de ce qu'on appelle le "trilogue", c'est la dernière phase avant l'adoption de la directive. On a le Parlement européen et le Conseil, avec la Commission comme arbitre, d'où le tri de trilogue. On doit se mettre d'accord sur une position commune...
Et ça a aboutit ? Vous êtes arrivés à un accord et à une directive opérationnelle qui doit s'appliquer dans les deux ans ?
Je suis désolée de vous dire ça mais malheureusement ce n'est pas comme ça que ça finit. J'écrivais la fin du bouquin avec Cyril Pocréaux, il fallait rendre le fichier à l'imprimeur alors même qu'on avait une dernière réunion de négociation qui a duré toute la nuit. Dernière réunion du trilogue, on a aboutit, on a un accord ! Coup de tonnerre, dépêche AFP, alerte sur les téléphones de tout le monde - pas uniquement ceux qui suivent le sujet -, la présidente du Parlement européen, tout le monde se félicite, un accord a été trouvé sur la directive travailleurs des plateformes. Cet accord est un compromis mais il allait améliorer la situation de millions de travailleurs en Europe. Donc c'était gagné, on était contents, on a fait péter le champagne à 8h du matin pour dire... Et malheureusement, la France a torpillé tout ça ! La France, ou plutôt Macron, le président de la République française ! Depuis 2019 dans cette histoire, c'est le bataille contre Uber mais c'est aussi une bataille contre Macron. À chaque étape du processus, je croise Macron. Macron, représentant des intérêts des plateformes, qui jusqu'au dernier moment a torpillé la directive pour défendre les intérêts d'Uber. Résultat, ça ne s'appliquera pas.
Macron, représentant des intérêts des plateformes, a torpillé la directive pour défendre les intérêts d'Uber.
Mais le combat continue ? Qu'est-ce qui se passe aujourd'hui ?
Alors le combat continue et d'ailleurs demain matin [8 février 2024], on a une nouvelle réunion de négociation. Les négociations ont repris depuis le mois de janvier. C'est la bonne surprise de Macron, c'est un cadeau de Noël, très sympa. Deux ou trois jours avant Noël donc, il sabote l'accord alors même que les députés macronistes du Parlement européen étaient d'accord avec nous ! Donc les négociations reprennent. Malheureusement le niveau a été rabaissé par rapport à ce qu'on avait obtenu en décembre, on essaye de limiter la casse, avoir quelque chose a minima. Il est possible qu'on n'ait pas d'accord mais ce n'est pas forcément la pire des solutions. Il vaut mieux pas d'accord plutôt qu'un mauvais accord, qui pourrait même détériorer la situation. En tout cas, les négociations ont repris mais c'est quand même affligeant et franchement assez agaçant, pour moi personnellement, quand j'entends Macron expliquer qu'il est le représentant de l'Europe qui protège. Quelques jours à peine après avoir saboté l'accord, je le vois fanfaronner à l'hommage à Jacques Delors à l'Elysée, entouré de dirigeants européens, expliquer qu'il est le défenseur de l'Europe qui protège alors qu'il vient de saboter quelque chose qui pouvait changer la vie de millions de travailleurs en Europe. On a prouvé qu'on pouvait renverser le rapport de force face aux lobbys, qu'on pouvait arracher des victoires. Malheureusement ils ont des alliés au plus haut niveau et donc c'est compliqué. Ce n'est pas terminé. J'espère que ce schéma, cette histoire, on peut la reproduire sur plein d'autres sujets. Ça prouve que pour une fois, l'Union européenne agit en faveur des gens et pas en faveur de l'argent.
[Elena Kaigorodova] Leïla Chaibi, vous êtes très présente sur les réseaux sociaux, notamment telegram, twitter ou facebook. Quand et pourquoi avez-vous commencé cela ?
Depuis le début de mon mandat c'est important. On a beaucoup parlé de comment faire rentrer la voix des travailleurs dans l'institution. Une autre chose qui est importante, c'est comment on fait sortir ce qui se passe ici à l'extérieur. L'Union européenne paraît floue, opaque, on ne sait pas trop ce qu'on fait. C'est ça qui éloigne les citoyens. Plus on laisse de la place aux lobbys, plus on déroule le tapis rouge aux lobbys... Il faut donc occuper le terrain. Il y a un enjeu politique à communiquer sur ce qu'on fait ici, parce que ça concerne les citoyens. Je passe beaucoup de temps sur les réseaux sociaux, à faire de la pédagogie, sur ce que je fais au quotidien, les dossiers législatifs, mais aussi tout simplement sur la vie quotidienne d'un député dans le Parlement européen. Je me suis rendu compte que ça intéressait les gens quand on casse les murs qui existent entre le Parlement et les citoyens. L'ambiance de travail multiculturelle peut se raconter à travers des anecdotes. Par exemple, vous avez une réunion à 15h. Vous, français, vous avez 5 minutes de retard, vous vous dépêchez vous vous dépêchez et puis vous arrivez sur place, les Danois et les Allemands sont là. On vous dit "Non mais t'inquiète, on attend les Espagnols..." Autre exemple, pour manger le midi, mes collègues de l'Assemblée nationale ont une pause entre midi et 14h. Ici, il n'y a pas de pause, parce que, s'il fallait une pause, déjà à quelle heure on la fait ? Les Danois ne mangent pas, nous c'est entrée plat dessert avec couteau fourchette... Les normes sont différentes. Toutes les réunions s'enchevêtrent. Raconter ce quotidien parfois anecdotique est un des moyens pour faire en sorte que les gens s'emparent de ce qui se passe ici. Que ça paraisse plus concret. Car ensuite des décisions sont prises. Raconter l'Union Européenne de l'intérieur est une porte d'entrée vers la politique et le Parlement européen. J'essaie d'être le plus concret possible, le plus pédagogue possible, sur les décisions, les enjeux politiques... Des fois on rame avec mon équipe, on se dit "attends comment on va expliquer aux gens que le truc qu'on a voté c'est pas contredire - parce qu'il faut qu'après soit négocié avec le conseil et qu'ensuite ce soit soumis à la validation" ouh là là ça y est on a perdu tout le monde ! Donc on rame mais on essaye de le faire tant bien que mal...
Les Danois ne mangent pas, nous les Français, c'est entrée plat dessert...
A propos de concret et de transparence, on peut s'amuser à donner quelques chiffres. Combien gagne un eurodéputé ? Tous les députés des 27 pays membres sont au même salaire ?
Tout le monde est au même salaire oui. Ce qui fait que pour un Luxembourgeois au Luxembourg le salaire minimum est à 5000 €, en Bulgarie il est à 300 euros je crois. Donc tout le monde au même salaire, ça ne signifie pas la même chose partout. C'est 7500 euros pour les indemnités. Mais au delà des indemnités, il y a également des moyens importants mis à disposition de tous les députés. Une enveloppe mensuelle de 25000 euros pour embaucher des gens. Une enveloppe de frais généraux pour les déplacements, l'achat de matériel, la location d'un bureau par exemple, 5000 euros à peu près.
Chaque mois, 7500 € pour la députée, 25000 € pour l'équipe, 5000 € de frais... et la ligne 400.
Il y a aussi cette fameuse ligne 400...
J'en parle pas mal dans le bouquin. J'arrive au Parlement européen et je vois qu'en fait tous les collègues ont des stylos siglés. Moi j'ai des stylos, voilà, mais certains ont des supermarchés dans leur bureau, s'ils ne sont pas réélus, ils peuvent ouvrir un magasin de souvenirs ! Des couverts, des sacs, des tas de bagues, des chapeaux, des casquettes, des trucs, des parapluies, enfin beaucoup de choses... Et en fait j'apprends que ça, c'est la ligne 400, une ligne budgétaire dédiée à la communication. Il y a plein d'argent là-dessus, au point que certaines fins d'année, certains ne savent pas quoi faire de ce qui reste dessus... Chaque année, si vous allez au Parlement de Bruxelles, un député fait installer un sapin de Noël immense dans le hall, plusieurs mètres de haut, et à côté il y a marqué "sapin de Noël offert par machin du PPE". Le gars, il a plein d'argent, il ne sait pas quoi faire de cette enveloppe, de ce qui lui reste chaque année. Quand même, c'est un peu du gaspillage non ? C'est avec cette ligne budgétaire que je construis mon contre lobbying, que je paye des interprètes - ça coûte cher les interprètes - pour que les travailleurs se parlent entre eux, on paye leurs billets d'avion, on paye leur hôtel pour construire le lobby alternatif aux logiques des plateformes.
Nous sommes le 7 février 2024, en fin de mandature. Les élections européennes approchent, c'est le 9 juin 2024 en France. Vous vous représentez ? Ça vaut le coup d'aller voter ? Que dit-on aux non votants parfois majoritaires en France ?
Je suis candidate à la candidature, mais après ce n'est pas moi qui décide, il y a un comité électoral dans notre mouvement. J'espère être sélectionnée, on saura dans quelques semaines. Sinon oui, l'élection européenne c'est l'élection où une personne sur deux, voire plus, ne se déplace pas pour aller voter. Parce qu'on se dit que c'est loin l'Union européenne, qu'on n'y comprend rien, et en plus des fois on peut dire que c'est des corrompus. Des affaires comme le Qatargate, ça ne nous aide pas vraiment, quand il y a un an on découvre des valises de billets de 100000 euros en petite coupure de 10 dans les appartements des députés. Enfin c'était complètement surréaliste, mais du coup les gens peuvent se dire "à quoi bon aller voter ?". Les décisions qui sont prises ici sont transposées, ensuite elles s'appliquent à tous les États membres et s'appliquent à la vie de tous les citoyens. On a un rapport de force extrêmement défavorable, je fais partie du plus petit groupe politique de ce Parlement, "la gauche" [the Left], on n'est pas les plus nombreux. Il y a deux groupes très très très à droite en plus du groupe de droite classique. Et malgré tout, on a réussi à avoir une marge de main d'oeuvre, à arracher des choses. Le nombre de fois où je me dis "oh là là mais si on avait été plus nombreux... s'ils étaient un peu moins nombreux..." Quand je suis tout au bout dans l'hémicycle, je suis tout à gauche, en face tout à droite ils sont plus nombreux que nous. Mais aussi avec les Verts, les socialistes, les groupes progressistes entre guillemets, je peux vous dire qu'on arracherait beaucoup plus de choses . Et que la vie pour le coup des citoyens elle s'améliorerait très concrètement.
Merci beaucoup Leïla Chaibi. Rendez-vous dimanche 9 juin 2024 pour les élections européennes en France. Je rappelle votre livre co-écrit avec Cyril Pocréaux, paru en janvier 2024 : "Députée pirate : comment j'ai infiltré la machine européenne", éditions Les Liens qui Libèrent. Rendez-vous dans toutes les bonnes librairies pour acheter cet ouvrage qui raconte le Parlement européen autrement, différemment, merci Leïla Chaibi, merci Elena, merci Philippe à la réalisation avec les merveilleux moyens techniques du Parlement européen - où tout le monde peut rentrer tous les jours avec simplement une carte d'identité ou un passeport - en tout cas c'est comme ça que ça se passe ça Strasbourg. A bientôt pour de nouvelles aventures avec le WunderParlement et l'Alterpresse68. Écoutez la version audio en podcast en cliquant ici