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Photo du rédacteurJean-Luc Wertenschlag

Vent de fraîcheur sur l'éducation numérique avec Anne Cordier

Transcription écrite d'un entretien radio avec Anne Cordier, enseignante chercheuse en sciences de l'information et de la communication à l'Université de Lorraine. Propos recueillis le 9 janvier 2024 par Jean-Luc Wertenschlag pour la Maison de la Pédagogie de Mulhouse.



  • Peux-te présenter ? Comment devient-on enseignante chercheuse en sciences de l'information de la communication ? C'est parce que tu n'aimais pas le foot ?


  • (Anne Cordier) Alors non ! En plus c'est parce que j'aime le foot peut-être... je suis lensoise à la base et supportrice du Racing Club de Lens, donc j'aime le foot. J'aimais m'informer sur le foot et là pour le coup c'est pas une blague du tout ! Je tenais des cahiers dès le plus jeune âge, des cahiers documentaires où je récoltais tous les articles de presse parce que en ce temps-là il n'y avait pas les réseaux sociaux. Donc tous les articles de presse, les articles de "Sang et Or magazine", les articles de la Voix du Nord, je les collais et puis j'en faisais des petits documentaires à la maison. Ils sont d'ailleurs toujours présents dans ma maison et donc ce n'est pas finalement sans lien... De façon générale, je me suis toujours intéressée à l'enseignement, je voulais être enseignante. J'ai d'abord été enseignante dans le secondaire, j'étais professeur documentaliste en lycée et en collège et puis ensuite j'ai fait une thèse pour faire des recherches en sciences info parce que ce qui m'intéressait, c'était de travailler sur le rapport au numérique dans la classe entre les élèves de 6e et les enseignants. Donc j'ai fait ma thèse sur ça et au fur et à mesure j'ai continué à travailler sur cette question: le rapport au numérique dans et hors la classe et la question du rapport à l'information et aux médias, particulièrement des adolescents et depuis trois ou quatre ans aussi des enfants.





  • Alors les enfants justement en ce 9 janvier 2024 à l'invitation de la maison de la pédagogie de Mulhouse, il y a eu une rencontre avec des parents d'élèves, enfin essentiellement des mamans. Quelle position avoir quand on est parent et qu'on a peur de ces écrans ? Qu'est-ce qui s'est passé cet après-midi ? Quels sont les peurs qui ont pu peut-être être levées ? Est-ce qu'on a avancé cet après-midi avec ces parents ?


  • (AC) J'espère qu'on a avancé ! C'est plus elles qui pourront répondre vraiment mais en tout cas, j'ai le sentiment qu'on a pu poser les choses ensemble. C'est vrai que le souci des parents aujourd'hui, c'est un ensemble de discours extrêmement culpabilisants sur la parentalité, sur le rapport aux écrans de leurs enfants avec une grande part de fantasmes, de stéréotypes, de fausses informations aussi scientifiques sur le sujet. Cette rencontre a permis de faire émerger tout ça assez spontanément. Je n'ai finalement pas trouvé tant de peur. On a toujours cette tension, ce paradoxe en fait : c'est compliqué, c'est un combat. Et puis quand on rentre dans l'expérience du quotidien et qu'on échange plus longtemps en disant "Mais en fait vous faites quand même plutôt ça ou ça, etc...", on les entend dire comment elles posent des règles, comment elle réfléchissent à ces règles qu'elle posent, comment aussi elles rient de certaines pratiques de leurs enfants - dans le sens positif du terme, pas en se moquant mais en trouvant des moments touchants - et puis elles prennent conscience aussi de choses très positives qu'elles mettent aussi elles-même en place et que leurs enfants développent grâce aux écrans.


l'addiction aux écrans n'existe pas en réalité pour les enfants ou même les ados


  • Est-il vrai que l'addiction aux écrans n'existe pas ?


  • (AC) Je ne fais pas d'idéologie, je fais de la recherche. Parmi tous les stéréotypes, les idées reçues qu'on peut avoir : déjà l'addiction n'existe pas en réalité pour les enfants ou même les ados et les écrans puisque l'addiction, c'est la mise en danger de soi dans un rapport à la survie physique, donc la mise en danger de sa propre vie à cause d'une activité trop intensive. C'est pour ça qu'on parle d'addiction par rapport à l'alcool ou aux drogues dures par exemple, puisque de fait une consommation excessive va conduire non seulement à une dépendance mais à une dépendance qui va amener jusqu'à une mise en péril de son existence. Ce n'est pas le cas des enfants et des adolescents avec les écrans. Il y a une dépendance qui est visible à travers la dépendance qu'on a d'ailleurs tous et toutes avec le smartphone. "Où j'ai mis mon smartphone ? Où est mon smartphone ?" c'est peut-être la question qui aujourd'hui terrorise le plus dans une maison. Avant il y avait "Où j'ai mis les clés de voiture ?" mais aujourd'hui "où est mon smartphone?" c'est la question de 5 à 75 ans qui pétrifie tout le monde dans une famille. C'est pour ça que je parle de dépendance face à un objet qui rassemble tellement d'éléments nécessaires à notre quotidien qu'effectivement on en a furieusement besoin.


Il y aurait "les écrans", et puis un être d'aujourd'hui qui serait différent, qui n'aurait pas le même cerveau... C'est complètement faux !


  • En matière de peur panique, il y a aussi "Mais il n'y a pas de wifi ici ?" qui est assez partagé chez les ados, même chez les adultes. Les enfants d'aujourd'hui ne sont pas tout à fait les mêmes que la génération précédente, puisque eux aujourd'hui naissent avec les écrans. Des mamans parlaient de leurs enfants de 3, 4 ou 5 ans, avec déjà cette peur des écrans. Alors comment est-ce qu'on éduque un enfant avec cette présence quasi systématique dans la famille, dans la société, à l'école, des écrans ?


  • (AC) De la même manière qu'on éduque avec la présence des arbres, la présence des passages routiers, la présence de son environnement. En fait c'est assez frappant qu'aujourd'hui on nous présente une espèce de rupture anthropologique. Il y aurait "les écrans", je sais pas ce qu'il y a derrière le mot "écrans" et puis il y a un être d'aujourd'hui qui serait différent, qui n'aurait pas le même cerveau... C'est complètement faux ! Les études sont claires sur le sujet : on n'a pas de rupture anthropologique, on a une évolution d'un système, d'un environnement. Effectivement, aujourd'hui, on apprend moins à traverser la rue en fonction de la calèche qui va passer qu'en fonction de la voiture qui va passer. De la même manière, aujourd'hui, dans le système d'éducation, dans certaines règles qu'on met en place, en tout cas dans certains paramètres à prendre en compte, il y a la question du réseau social, du jeu vidéo certes.


Ce n'est pas parce que l'enfant est habitué à utiliser quelque chose qu'il en devient un expert, qu'il en est un connaisseur


  • Mais en matière de calèche, les enfants en savent beaucoup moins que leurs parents. Alors qu'en matière de smartphones, d'images, de réseaux sociaux souvent ce sont les enfants qui en savent plus que leurs parents. Donc on a quand même un retournement pédagogique si j'ose dire.

  • (AC) Alors ça c'est une forme d'idée reçue, si je peux me permettre. Ce n'est pas parce que l'enfant est habitué à utiliser quelque chose qu'il en devient un expert, qu'il en est un connaisseur. S'il baigne, entre guillemets, dans un réseau social, ça ne veut pas dire qu'il sait ce que c'est qu'un réseau social, ça ne veut pas dire qu'il sait ce que c'est que les processus de captation des données, ça ne veut pas dire qu'il sait ce que c'est que un réseau social qui est payant par rapport à un gratuit, par rapport à un livre. Ça ne veut pas dire grand chose finalement, le fait d'utiliser... Moi j'utilise une voiture tous les jours, je ne sais pas la réparer ! Il faut sortir de cette idée : ce n'est pas parce que tu utilises que tu es compétent ! Et il y a vraiment une confusion, qu'on voit très fortement avec le numérique, avec cette idée qu'on a beaucoup martelé aux parents, aux adultes de façon générale, et donc aussi aux enseignants dans l'école : les élèves en savent plus que vous. C'est complètement faux ! Je vais dans des établissements scolaires depuis maintenant trop d'années pour le dire. Il y a vraiment des différences sociales et de compétences qui sont énormes entre les enfants. Ces enfants qui sont sur les réseaux sociaux ou qui vont sur les smartphones très jeunes, je les vois aussi dans l'école. Et quand ils sont face à un ordinateur avec une souris, ils ne savent pas utiliser une souris, ils ne savent pas utiliser un clavier, parce qu'utiliser un smartphone ou utiliser un ordinateur, ce n'est pas la même chose ! Partager une vidéo sur un réseau social, ce n'est pas monter une vidéo ou faire des coupes sonores pour réaliser un podcast. Ce n'est pas la même chose que de produire un texte ou une lettre de motivation ! Ce ne sont pas les mêmes compétences qui sont en jeu.


  • On a encore besoin des ordinateurs aujourd'hui alors que chacun de nous ou presque a un ordinateur en poche 24 heures sur 24 ?


  • (AC) On est d'accord. Allons maintenant dans les entreprises. Il y a encore des locaux complets avec des ordinateurs portables partout. Tous les journalistes, tous les graphistes travaillent avec des ordinateurs portables. Pour diriger les machines dans les industries, dans la mécanique de montage des voitures, ce sont des ordinateurs, on ne sait pas faire avec des smartphones. Donc oui, on a encore besoin des ordinateurs pour certaines tâches et même pour beaucoup. C'est pour ça que c'est important d'avoir une éducation au numérique qui prenne en compte la totalité des outils numériques. Attention à cet espèce de "gloubiboulga" écrans qui ne veut rien dire, parce que ça mélange toutes les compétences. Ne nous focalisons pas uniquement sur le smartphone qui est un des écrans - si on veut continuer d'utiliser ce terme-là.


il faut arrêter de penser que les parents ont 95 ans


  • Mais cette éducation numérique, est-ce que ce n'est pas plutôt les parents et les éducateurs de l'enfant et de l'adolescent qui en ont besoin ? Comment ça marche tout ça ? Si on n'est pas né dedans, comment peut-on accompagner efficacement un enfant si on maîtrise pas les outils numériques qu'il utilise ?


  • (AC) Alors première chose il faut arrêter de penser que les parents ont 95 ans. Très concrètement, les parents nés dans les années 70-80 sont déjà des parents nés dans un monde ultra médiatique. D'abord avec déjà des jeux vidéo. Pour ceux nés dans les années 80, l'informatique à l'école est une réalité, avec le plan informatique pour tous en 1985 par exemple. Il faut arrêter de faire croire que ce sont des mammouths qui élèvent des petits oiseaux ! Aujourd'hui les parents eux aussi se sont adaptés, les adultes se sont adaptés ! D'ailleurs ce sont ces adultes-là qui ont créé les réseaux sociaux dans lesquels les enfants d'aujourd'hui sont. Par rapport à cette histoire de compétences, il ne s'agit pas d'être "né dedans" pour être compétent. Et donc ce n'est pas parce que je ne suis pas né dedans que je n'ai pas plus de compétences que celui qui est né dedans ! Il faut sortir de cette idée que l'habitude d'utiliser quelque chose égale développer une expertise sur ça. C'est vraiment une erreur gravissime, qui condamne du coup systématiquement à être en retard. Parce que de fait dans ce cas-là les enfants d'aujourd'hui qui ont 15-18 ans, ils seraient déjà dépassés par rapport à ceux qui ont 5 ans ! Enfin on n'en sort plus en fait de cette histoire, il faut arrêter avec ce discours qui est une fake news. Et puis ce n'est pas vrai, socialement, c'est à dire que les adultes - et je prends volontairement ce terme d'adultes pour englober les médiateurs, les parents, les enseignants, tous les gens qu'on veut, les plus vieux -, donc les adultes ont des connaissances, des compétences et une capacité aussi de monter en concept que n'ont pas les enfants. Un exemple tout bête : expliquez à un adulte ce que c'est qu'un réseau va plus vite que de l'expliquer à un enfant. Contrairement à ce qu'on dit, les gamins sont tous les jours en réseau, ils vivent tout le temps en réseau. N'empêche, quand ils viennent faire une recherche sur un poste informatique au CDI du collège, le gamin fait une recherche sur le poste A, il revient l'heure d'après pour continuer sa recherche, et il y a que le poste B qui est libre. Une fois sur deux, le gamin dit au prof "Mais je peux pas aller sur ce poste pour ma recherche, je l'ai faite sur l'autre poste". Ça veut dire que le jeune qui sûrement est blindé d'heures de Tik Tok et de tout ce qu'on veut, mais il ne sait pas ce que c'est qu'un réseau.


  • Comment on explique un réseau à un enfant ?


  • (AC) On lui explique tout bêtement, on lui montre. Avant on parlait de toile d'araignée pour parler du web, on lui explique, on lui montre une petite boîte, on lui dit ça tu vois c'est ce qu'on appelle un serveur et puis en fait ça va relier, on fait des petites routes et on lui montre que ça va relier plein de choses différentes entre elles mais que tout part du même endroit et donc toutes ces choses là elles vont venir interroger donc ça fait comme une sorte d'étoile. Elles vont venir interroger le système du milieu donc finalement peu importe l'endroit où je me trouve par rapport au système du milieu tant que je suis connecté au système du milieu, c'est un réseau, ça veut dire être en réseau. Ça s'explique à un enfant dès le plus jeune âge, on peut le faire dans l'école dès le plus jeune âge. À la question "Est-ce que c'est aux parents de faire l'éducation au numérique ?" Non, c'est à l'école de le faire. On ne peut pas demander à des parents d'avoir des compétences expertes sur un sujet compliqué. Les parents sont là pour accompagner dans la parentalité, le parent n'est pas là pour apprendre à son enfant ce que c'est que le théorème de Pythagore, c'est un prof de maths de l'expliquer. Le parent va accompagner l'enfant pour qu'il arrive au mieux à faire le devoir, pour poser des questions par rapport aux devoirs mais c'est l'enseignant le garant de pouvoir transmettre à tous les enfants la connaissance sur le numérique. Le problème quand on dit c'est aux parents de le faire, c'est bien pratique, il y a des parents qui ne peuvent pas le faire, tout le monde n'a pas ces connaissances là, cette maîtrise-là. Oui c'est aux enseignants de le faire !


  • Tous les enseignants sont-ils des experts en éducation au numérique ?


  • (AC) Tous les enseignants sont formés, doivent être formés. Les enseignants n'ont pas 95 ans. La moyenne d'âge dans l'éducation nationale est de 40-45 ans, ils sont allés dans les années 80. Il faut arrêter de présenter l'école et les enseignants comme des gens qui sont complètement largués. Enfin que je sache, pendant le confinement, waouh ! Ils ont assuré nos profs en France et pourtant on ne leur a pas donné les moyens de le faire. Par contre, les moyens ne sont pas suffisamment mis en place, ils ne sont pas suffisamment bien formés et parfois on prend des mesures qui vont à l'encontre de la logique éducative et pédagogique. Par exemple interdire l'accès aux réseaux sociaux avant un certain âge, alors qu'on leur demande d'éduquer en même temps au numérique les enfants dès le cycle 2, c'est-à-dire le CP.


Le jeu vidéo est une pratique culturelle comme une autre, comme la pratique de la musique, du dessin ou de la lecture


  • Dans les autres idées reçues et stéréotypes, il y a aussi les jeux vidéos. Qu'on le veuille ou non, c'est l'industrie de loisirs numéro 1 dans le monde, c'est un plus gros chiffre d'affaires que le livre ou la musique ou le cinéma. Pourtant on en parle à très peu par rapport à ces autres moyens d'expression. Aujourd'hui il y a peut-être trois ou quatre milliards de joueurs sur cette planète. Est-ce que c'est la solution pour les parents d'aller jouer avec leurs enfants aux jeux vidéo qu'ils pratiquent ? C'est une préconisation des éditeurs de jeux vidéo, évidemment ils aimeraient que le monde entier joue à leurs jeux, les parents, les grands-parents, les enfants. Est-ce que c'est comme ça que on peut participer à l'éducation numérique vis-à-vis des jeux vidéo ?


  • (AC) Alors il y a deux choses. La première c'est de rappeler que la sociologie des joueurs de jeux vidéo est beaucoup plus complexe que ce qu'on nous fait croire. On nous parle tout le temps des garçons et des jeunes. En réalité des recherches en sociologie sur les jeux vidéos montrent bien que quasiment on joue de 7 à 77 ans aujourd'hui et que les femmes sont aussi des grandes joueuses. Là encore, qu'est-ce qu'on met derrière "jeux vidéo" ? "Candy crush" c'est un jeu vidéo que vous avez sur votre smartphone, le jeu du Snake, le fameux serpent, ça paraît vieux mais en fait ce jeu est encore hyper utilisé dans le métro, c'est incroyable le nombre de gens qu'on voit faire ça dans le métro. Alors à la question "faut-il jouer avec ses enfants pour les éduquer au numérique", je ne suis pas là pour dire ce qu'il faut faire ou pas. Ce que je peux dire en tout cas, c'est qu'il faut s'intéresser aux activités et pratiques culturelles de ses enfants. Le jeu vidéo est une pratique culturelle comme une autre, prépondérante dans les industries culturelles, mais c'est une pratique culturelle comme la pratique de la musique, le dessin ou la lecture. S'intéresser à ce que l'enfant fait et à son univers fait partie d'un accompagnement éducatif. Ce qui ne veut pas dire qu'on l'éduque particulièrement à quelque chose, juste qu'on s'intéresse à lui, qu'on reconnaît la valeur de cette pratique culturelle. Beaucoup de parents font ça.


un dialogue au sein de la famille


  • Est-ce qu'on a des chiffres ? Sur l'accompagnement en matière de jeux vidéo ? Parce que ce n'est pas facile en tant que parents, on peut essayer de jouer à League of Legend ou Fortnite.


  • (AC) Je n'ai pas dit qu'il fallait jouer avec, j'ai dit qu'il fallait s'intéresser à, ce qui n'est pas la même chose. Je vais parler aux parents d'aujourd'hui : quand ils étaient plus jeunes, quand ils étaient fans des boys band ou de rap et qu'ils dansaient en faisant des chorégraphies. Les parents de l'époque, enfin mes parents par exemple, ne dansaient pas avec moi sur les chorégraphies des "To be free" mais ils s'intéressaient à cette pratique, à cet univers :"Quel plaisir tu en retires ? Pourquoi tu aimes ça ?" Ça fait partie d'un dialogue au sein de la famille, tout simplement. Je ne dis pas que les parents doivent devenir complètement accros à Fortnite et jouer à ramasser des bonus, ce n'est pas le but.


  • Quand on a des enfants qui sont ultra fans de jeux vidéo, qui y passent le plus d'heures possible, trois heures ou parfois 8h par jour quand c'est le week-end... Ils ne sont peut-être pas accros mais en tout cas passionnés, ils ne font plus que ça... Est-ce qu'on s'inquiète ou est-ce que c'est tellement merveilleux ?


  • (AC) Arriver à 8 heures, on aurait déjà dû s'inquiéter depuis un moment ! Il faut être clair, l'enfant ne vit pas seul en ermite avec un smartphone ou une console de jeux. À un moment, on l'a équipé de cet objet. Ça m'énerve cette expression de "naître avec", enfin le bébé n'a pas un kit fourni avec. On prend une décision, l'équiper en téléphone, il est pas tombé du ciel le gamin, on l'a équipé. Ça peut être les grands-parents, c'est vrai mais sociologiquement là aussi il faut être très clair : les études sur le sujet montrent bien que ce sont les parents qui équipent leur enfant et de plus en plus tôt, et non pas à la demande des enfants. Les parents veulent équiper leur enfant pour pouvoir les pister, les géolocaliser et les surveiller. C'est un discours qu'il faut assumer, les études sociologiques sont très claires.


c'est schizophrénique, le parent est irresponsable si son enfant n'a pas de téléphone


  • Les parents disent que c'est pour la sécurité de leurs enfants !


  • (AC) Mais on leur a tellement fait peur ! C'est ça qui est compliqué, on a tellement fait peur aux parents, on leur dit tellement qu'ils sont irresponsables. En fait, c'est schizophrénique, le parent est irresponsable si son enfant n'a pas de téléphone, parce que alors, il pourrait disparaître dans la nature de 8 heures à 18h, par exemple à l'école, comme beaucoup d'enfants scolarisés, normalement obligatoirement en France. Il ne faudrait quand même pas que le parent abandonne son enfant à l'école ! Donc on va culpabiliser... Mais en même temps, on culpabilise le parent s'il a équipé son enfant d'un smartphone, parce que tu te rends compte ? Il est sur TikTok !


  • Des études montrent que les enfants s'éloignent de moins en moins de leur domicile et passent de moins en moins de temps dehors. Est-ce que c'est la vie numérique qui grignote la vie extérieure ? Ou n'y a-t-il pas de lien entre les deux ?


tout a commencé dans la chambre de l'enfant...


  • (AC) En fait il y a une tendance qui est vraiment observée depuis des dizaines d'années. C'est arrivé avec l'individualisation des pratiques médiatiques. En premier lieu la télévision : à partir du moment où on a eu la télé dans le foyer, puis le moment où on a eu plusieurs postes, dont une télé dans la chambre de l'enfant, on a eu en même temps une individualisation des loisirs. On a profondément modifié les loisirs des enfants, on est rentré dans ce qu'une chercheuse a appelé la "culture de la chambre", c'est à dire que finalement l'enfant a investi complètement sa chambre et les parents ont investi la chambre de l'enfant aussi, comme un espace de loisirs sécurisé, individualisé, personnalisé avec au départ la TV et maintenant la tablette, la console, le smartphone, etc. C'est une tendance beaucoup plus large que le numérique, on l'a observé bien avant avec la télévision.


  • Une tendance encore plus large et ancienne que le numérique, c'est le capitalisme et sa société de consommation. Aujourd'hui, on semble parfois découvrir que les algorithmes nous incitent à consommer, nous envoient des publicités ciblées pour qu'on dépense plus d'argent. Mais y a-t-il du neuf là dedans ? En dehors de l'aspect numérique, la consommation et le capitalisme c'est de pousser un citoyen quelconque à acheter un truc dont il n'a pas besoin. On en est toujours là... Le problème n'est-il pas plutôt le capitalisme et la société de consommation que les algorithmes ?


tout est algorithme !


  • (AC) Quel modèle de société on veut pour nos enfants ? Et pour nous-mêmes d'ailleurs, parce que c'est bien de penser à nos enfants mais pensons aussi à tout le monde. Quand on condamne les algorithmes, ça ne veut pas dire grand-chose... D'ailleurs tout est algorithme ! Une chercheuse qui s'appelle Aurélie Jean travaille beaucoup sur la question des algorithmes, elle dit bien que de toute façon sans algorithme, on ne peut pas fonctionner, notamment dans notre société moderne et technologique. L'algorithme est présenté aujourd'hui comme un truc hyper méchant et mauvais mais c'est l'algorithme qui permet aussi d'accéder à des bases de données, c'est l'algorithme qui va générer aussi des choses très positives, notamment dans le domaine de la santé, qui va permettre de calculer des parcours de soins individualisés, personnalisés, adaptés, moins lourds, donc c'est important de le prendre en compte. Parce qu'on dit un peu n'importe quoi sur la question des algorithmes aujourd'hui. En fait on confond les algorithmes et les stratégies des plateformes capitalistes. Là aussi, attention : tout le web n'est pas capitaliste. Le web est à l'image de notre société, c'est nous qui avons décidé quel modèle, c'est nous qui l'entretenons tel qu'il est. Le modèle qui a gagné dans le web, c'est le modèle capitaliste, qui n'était pas le modèle de départ, il faut quand même le rappeler. Il y a aussi tout un mouvement d'utilisation des outils numériques, le mouvement libre, le mouvement des communs, qui promeut un autre mode de fonctionnement - avec des algorithmes aussi parce que sans algorithme on ne peut pas faire de techno - qui ne récupère pas de données, qui ne capitalise pas de façon financière sur les données.


  • Si on ne veut rencontrer personne, on peut aller sur un réseau social "libre" qui s'appelle Mastodon...


  • (AC) C'est un vrai sujet que tu pointes. Ce qui m'énerve parfois, on dit aux gens "il faut se libérer de tout ça" mais ça veut dire qu'il faut tout couper. Sauf que là, ce qui est intéressant, c'est qu'on entraîne les gens à aller sur Mastodon parce que Twitter alias X est devenu la grosse bête noire actuelle du numérique. Mais l'ennemi varie : on a eu Facebook, après on a eu Tik Tok, maintenant c'est X, on verra demain le prochain. En fait, Mastodon fonctionne pour ceux qui ont l'habitude du libre, c'est vraiment un fonctionnement de serveur très particulier, qui fonctionne quand on est déjà des utilisateurs du web libre à la base. C'est un réseau qu'on utilise quand on est militants du libre. Et donc les nouveaux utilisateurs se sont vite trouvés assez dépourvus sur Mastodon, parce que le mode de fonctionnement est très différent : il ne capitalise pas sur les données et les traçages. Ça suppose donc de savoir ce qu'on veut, c'est beaucoup plus exigeant du coup. Il y a eu tout un mouvement, il fallait aller sur Skyblue, le fameux ciel bleu, l'autre réseau qu'on nous présente comme une alternative. Apparemment beaucoup de gens en ce début 2024 prennent la décision de quitter Skyblue et de revenir à X.


l'espace numérique est un espace a-territorialisé


  • On adore faire des lois en France, en Europe aussi. L'une des plus connues dans le monde numérique c'est le RGPD, règlement général pour la protection des données, qui en gros nous oblige à choisir si on veut recevoir des publicités ciblées ou pas. Cela ne change pas fondamentalement la donne. Ces lois qu'on invente et qu'on vote, est-ce une réalité ? Ou est-ce que c'est plutôt les plateformes GAFAM comme Google, Apple, Facebook, Amazon, etc qui déterminent les lois qui régissent notre vie numérique ? Notamment dans un esprit très états-unien : aujourd'hui un morceau de sein en photo ou même en dessin ne passe pas sur Facebook ou Instagram c'est tellement honteux. Par contre, on a le droit d'être nazi ou du Ku Klux et donc c'est la législation états-unienne de libre expression et d'une pruderie hallucinée qui gagne en ligne et qui régit nos vies numériques ?


  • (AC) En fait c'est vrai, c'est compliqué, le web est un espace extrêmement compliqué à légiférer, parce qu'en réalité les lois s'appliquent dans des territoires au sens de la géographie sociale, c'est-à-dire des espaces identifiés avec des frontières, avec des bornes très concrètement physiques. Le fait que l'espace numérique soit un espace a-territorialisé, quelque part donc sans territoire géographique, ça conduit à ce que les législateurs cherchent à transférer un modèle qui est difficilement transférable, puisqu'il n'y a pas de territoire en tant que tel. Du coup, on va prendre en compte les territoires d'appartenance des serveurs. D'où le fait, lors de la publication du RGPD (règlement général de la protection de la protection des données), pas mal de firmes ont déménagé leur serveur pour échapper à la législation puisque la législation du RGPD s'applique uniquement pour les personnes vivant dans l'Union européenne. Donc en sortant les serveurs de l'U.E., hop, on n'était plus concernés par cette question. Il y a une espèce de jeu du chat et de la souris. Il y aussi une puissance, une forme de lobby aussi quand même des industries et des plateformes. Il ne faut pas être de gros naïfs, on sait très bien la puissance de frappe des industriels type Alphabet (Google) ou Meta (Facebook), etc. Évidemment, le législateur ne souhaite pas leur faire la part belle, mais il les entend néanmoins.


le ministère de l'éducation nationale a mis fin à l'accord avec microsoft


  • Le législateur ou la collectivité territoriale qui a envie de "libre", est-ce véritablement possible ? LibreOffice par exemple, est une suite bureautique open source, concurrente gratuite de Windows office. Pourtant la ville de Mulhouse fait un chèque de 100.000 euros chaque année à Windows alors que la ville pourrait utiliser Linux et LibreOffice. Même la gendarmerie nationale a choisi LibreOffice, parce que c'est plus simple à installer sur chaque poste, seulement ils ne veulent surtout le dire parce que c'est mal vu d'utiliser des logiciels libres. Qu'est-ce qu'on fait ? Y a-t-il une réelle volonté politique pour aller vers les logiciels libres ? Ou c'est seulement de l'affichage ?


  • (AC) C'est très compliqué, parce qu'on est très heureux avec les GAFAM, parce que cela génère des revenus et puis que cela permet aussi de se positionner dans le domaine des high-tech de façon vu comme valorisante. Mais en même temps, il y a aussi des volontés politiques. En fait, c'est un monde assez nuancé. C'est bien dommage que la ville de Mulhouse fasse ce type de contrat. On a pendant longtemps fustiger l'éducation nationale qui avait passé des accords avec Microsoft, ce qui fait que tous les enseignants et tous les élèves de France ont pendant plusieurs années étaient équipés et n'avaient accès qu'à des suites Microsoft Office. Du coup, les enseignants chez eux et les enfants chez eux s'équipaient aussi en Microsoft Office. C'est important de l'avoir en tête parce que on a créé des usagers à vie quasiment de Microsoft Office. Pour ces enseignants, même ceux qui veulent absolument évoluer dans leur pratique et qui condamnent le modèle Microsoft, c'est compliqué de changer littéralement de logiciel, d'avoir une autre interface, un autre mode de fonctionnement, et puis du coup ce n'est pas compatible avec les autres, etc. Il n'empêche : l'éducation nationale a enfin grandi de façon positive sur ce sujet. J'aime bien dire du mal de l'éducation nationale, parce que quand on aime quelque chose on le châtie bien aussi, mais là j'aime bien aussi en dire du bien ! Pour le coup, je reconnais cette volonté-là au ministère de l'éducation nationale : ils ont arrêté l'accord avec Microsoft éducation. Mieux encore, maintenant il y a un bureau du ministère qui est consacré au libre éducatif, avec le déploiement du coup d'outils libres pour l'éducation et des établissements qui mettent en place au fur et à mesure des systèmes entièrement sous Linux. Alors c'est très long, très compliqué parce que ce sont aussi des usagers sociaux de Microsoft à la base. J'enquête actuellement dans un établissement des Hauts de France où il y a vraiment toute une équipe de collègues qui met en place un système sous Linux avec un label "lycée des communs", ils sont vraiment hyper engagés. Un collègue a fait des formations aux autres enseignants de l'établissement, des profs disaient "oui moi j'ai envie" mais en même temps "mais moi, à la maison, je suis sous Microsoft Office". Le collègue répond "t'inquiète, je t'installe Linux sur ton poste" mais c'est compliqué parce que les postes au CDI ne sont pas sous Linux...


  • Parfois la volonté existe, il faut aussi la reconnaître et en plus on économise plein d'argent avec les logiciels libres...


  • (AC) En dehors de ça, enfin quel modèle de société veut-on ? Il y a aussi les valeurs des communs, les valeurs de partage de connaissance, de partage des sources informatiques, il y des personnes comme Aaron Swartz, une figure fascinante du monde des communs, qui a lutté contre le fichage dans la société américaine, il a d'ailleurs été condamné sous l'ère Obama, on oublie souvent de le dire donc j'insiste. Ces figures modernes de la résistance représentent cette jeunesse qui ne se reconnaît pas dans le modèle capitaliste du web.





  • En matière de logiciel libre et d'informations gratuites, on a un magnifique exemple qui est Wikipédia. Tout n'est pas juste à 100% mais quel média peut se targuer de n'avoir aucune erreur à son tableau. Comment s'informer aujourd'hui ? Est-ce qu'on va sur Wikipédia ou sur Tik Tok plutôt ?


  • (AC) On fait ce qu'on veut en fait ! Mais déjà, Tik Tok n'est pas une source, c'est un réseau social sur lequel je vais pouvoir accéder à des articles du Monde - car Le Monde est sur Tik Tok -, sur lequel je pourrais accéder aux articles de Tonton Bernard - bon, ça dépend de qui est Tonton Bernard et quelle est la fiabilité des propos de ce tonton -, je vais aussi tomber sur des articles du ministère de la culture... Ce qui est important sur la façon de s'informer, aujourd'hui comme hier, c'est d'avoir un regard curieux et critique sur le monde, avec une connaissance des sources, et là, encore une fois, c'est le rôle aussi - je suis désolé - de l'école. Et c'est ce que d'ailleurs beaucoup d'enseignants font : qu'est-ce que c'est qu'une source ? Comment identifier la fiabilité d'une source ? La pertinence aussi d'une information par rapport à son besoin ? Il n'y a pas de règle précise...


Hugo Décrypte, Géopolitix ou Dr Nozman, créateurs de contenu sur le web


  • Ce n'est pas évident pour un adulte de s'informer mais alors pour un jeune, pour un ado, quand il apprend un truc sur Tik Tok par exemple, la source il ne la connaît pas en vrai. Donc qu'est-ce qu'on fait ?


  • (AC) Ce n'est pas toujours vrai que les ados ne connaissent pas la source. Je mène des recherches auprès des enfants et des ados sur le sujet depuis 2018, j'ai enquêté de façon ciblée sur plus de 250 ados qui vraiment montrent en fait une connaissance parfois précise des sources qu'ils utilisent, des comptes sur lesquels ils s'informent, ils me parlent de "Hugo Décrypte", de "Géopolitix", du docteur Nozman qui sont des créateurs de contenu sur le web et qui publient des contenus parfaitement intéressants, tout à fait fiables et d'ailleurs parfois utilisés par les enseignants et parfois même recommandsé par le ministère de l'Éducation nationale pour "Hugo décrypte", donc c'est plus complexe que ça. Et puis je crois qu'il y a une solution : informons-les avec un seul média qui dit la vérité !


  • Ça s'appelle la Pravda !


  • (AC) C'est vrai mais soyons clairs : s'informer, c'est un risque, mais quelle chance de disposer de ce risque, de pouvoir se tromper d'informations, c'est une chance parce que ça veut dire qu'on est dans un pays démocratique où les enfants, les adolescents et les adultes peuvent s'informer et peuvent accéder à des contenus créés par des gens qui disposent d'une liberté d'expression garantie en France. C'est quand même hyper important que des médias de toutes lignes éditoriales - mais légales - puissent s'exprimer en France. Et dire ça le 9 janvier, deux jours après une date anniversaire malheureusement restée célèbre, les attentats de Charlie Hebdo,je pense que c'est important de le rappeler.


de la tartinade et de l'esprit critique


  • Justement, dans l'éducation aux médias, à l'information et au numérique, on parle souvent d'esprit critique pour nos enfants. Mais ont-ils le droit d'avoir l'esprit critique vis-à-vis de l'institution, de l'éducation nationale, des enseignants, de l'État et de la préfecture ? Ou est-ce interdit ?


  • (AC) Ce terme "d'esprit critique" me dérange beaucoup. On l'utilise aujourd'hui beaucoup, pour moi c'est un peu de la tartinade je sais pas si ça se dit à Mulhouse mais c'est de la tartinade, c'est à dire que on va leur prendre une petite couche d'esprit critique et puis l'esprit critique, tu diras ça, tu feras ci et tu feras ça... On ne prescrit pas un esprit critique par définition ! Il y a une phrase de Condorcet que j'aime beaucoup - même si Condorcet n'a pas travaillé sur les réseaux sociaux - qui disait : "Nous ne voulons pas que les enfants deviennent ce que nous sommes, nous voulons qu'ils grandissent par eux-mêmes". Je pense important qu'ils apprennent par eux-mêmes, qu'ils grandissent par eux-mêmes. Cette histoire d'esprit critique, je m'en méfie beaucoup parce que la façon dont c'est utilisé aujourd'hui, c'est une façon de hiérarchiser des pratiques, voire des sources, et de légitimer aussi des modes de fonctionnement au détriment d'autres et par moment on ne sait plus si on parle d'esprit critique, de modélisation de l'esprit ou de regard critique et ouvert sur le monde, ce qui est pas la même chose. Donc il faudrait s'entendre sur ce qu'on veut dire par esprit critique parce que "esprit critique" à ce jour, on ne comprend pas toujours exactement ce que les gens mettent derrière


  • On peut mettre derrière que ce sont des collégiens qui pensent que les Illuminati gouvernent le monde aujourd'hui, ou 10% des Français qui pensent que la terre est plate...


  • (AC) Ça, c'est de l'inculture scientifique


  • Mais comment prouver à un ado que l'homme a mis les pieds sur la lune alors qu'il dit "ouais mais le drapeau il flotte alors que il y a pas d'air sur la lune" ?


développer une culture scientifique


  • (AC) Quand on se retrouve à ne pas être d'accord sur les faits, que factuellement on n'est pas d'accord, comment on réagit ? Quelles sont les solutions ? Alors déjà ça c'est un cas qui est assez courant et qui n'est pas nouveau. La remise en cause de faits comme celui-ci, le pas sur la Lune, l'assassinat de Kennedy, enfin voilà ce n'est pas nouveau. On a souvent des choses comme ça dans l'histoire. Ce qui est important en fait, c'est de développer une culture scientifique. Plutôt qu'esprit critique, j'aime parler de "culture scientifique" dans l'école et en dehors, c'est à dire de différencier ce qu'est une opinion de ce qu'est un fait. Différencier un expert et un chercheur, de ce que c'est qu'un spécialiste. Parce qu'en fait on mélange tout, on mélange l'opinion, le fait, la preuve. Qu'est-ce que c'est qu'une preuve, en science, en histoire, en lettres ? C'est important de retravailler sur ça. On a dans l'histoire des cas et des cas, on parle de deep fake, donc des images truquées, des vidéos truquées. On en a dans l'histoire des images célèbres, qu'on trouve d'ailleurs dans les manuels scolaires : il y a une photo d'un discours de Staline où Trotsky se trouve à ses côtés, au moment de la Révolution russe. Les profs nous disaient : "Vous voyez là, deux photos, avant et après : il y avait une photo avec Trotsky puis une photo sans Trotsky, effacé". C'était les premiers trucages de photos qu'on nous montrait et je pense que c'est important de justement travailler et montrer ces cas-là pour dire : voilà, ça a déjà existé. Il faut pouvoir reconnaître qu'on a besoin d'une culture scientifique qui dépasse finalement la matière elle-même, scientifique pour pouvoir déterminer c'est quoi un fait, c'est quoi une preuve, c'est quoi une opinion, c'est quoi une pensée, c'est quoi une démonstration, etc ?



Discours de Vladimir Lenin à Moscou aux soldats de l'armée rouge en partance pour le front polonais en 1920. Trotsy et Kamenev sont à droite.


Trotsky et Kamenev ont disparu


  • Comment pouvons-nous être confiant face à des gouvernements qui nous mentent sans arrêt ? Peut-être que les gouvernements démocratiques pratiquent moins le mensonge que les dictatures, mais entre le Rainbow Warrior, un attentat réalisé par l'État français contre un navire de Greenpeace avec un mort, la guerre d'Algérie qui n'était pas une guerre jusqu'en 1999 en France, c'était les événements et enfin les États-Unis qui inventent des armes de destruction massive pour pouvoir écraser l'Irak etc. Tout le monde nous ment ou presque, comment croire encore à une source d'information fiable ? Qui est fiable aujourd'hui ?


  • (AC) D'abord je pense qu'il faut faire attention quand on dit "on nous ment, on nous manipule, etc." Le pas est vite franchi vers une tendance complotiste qui pour le coup est dangereuse aujourd'hui dans la société. Ce qui est important aussi, là encore, c'est d'expliquer, c'est à dire qu'il y a des stratégies politiques et puis il y a l'évolution de l'histoire qui fait qu'à un moment, on va considérer tel événement comme un génocide alors que ce n'était pas le cas avant. C'est très travaillé par la recherche, l'évolution des preuves, l'évolution des dénominations dans l'histoire par exemple, l'évolution de la connaissance aussi. Il fut un temps où on n'avait pas une connaissance du planisphère et du globe telle qu'elle existe aujourd'hui, c'est important de montrer l'historicité et l'évolution qui n'est pas forcément de la manipulation, qui est juste une évolution de la connaissance d'un événement et d'un fait. Il faut donc bien différencier les choses pour ne pas justement se retrouver dans "On peut plus faire confiance à personne" parce que ça, c'est la négation totale de l'esprit critique. Finalement, l'esprit critique, ce n'est pas non plus se retrouver à dire "On peut plus faire confiance à personne, rien ne va plus, tout le monde nous manipule, tout le monde nous veut du mal", ça c'est terrible parce que ça va alimenter les pires discours...


Chat GPT n'est pas une source, non ! Chat GPT est un agent conversationnel


  • Chat GPT, est-ce que les enfants dans le cadre de leurs études peuvent utiliser cette source assez incroyable et en même temps loin d'être parfaite ?


  • (AC) Encore une fois, Chat GPT n'est pas une source, non ! Chat GPT est un agent conversationnel qui va fonctionner par probabilité en rapprochant des contenus entre eux, en allant fouiller des bases de données, enfin ce qu'il considère comme étant une base de données. Ce n'est pas clair puisqu'on ne sait pas du tout quel est le contour réel de cette base de données, puisque Open AI, l'entreprise qui a développé Chat GPT, n'a pas souhaité ouvrir cette source et donc nous donner son code source et donc nous donner accès à cette base de données. Attention ce n'est pas une source, c'est très important ! On revient vers cette histoire de culture scientifique. Ce robot conversationnel va chercher à répondre à une question, avec beaucoup de bêtises parce que de fait il fonctionne par rapprochement. Ce n'est pas Wikipédia, ça n'a pas la qualité de Wikipédia, forcément puisque Wikipédia est une source d'informations collective, incontestablement, créé de façon collaborative certes mais ça n'empêche rien et c'est d'ailleurs le cas de beaucoup d'encyclopédie. Larousse par exemple, c'est aussi une chose qui est collaborative à la base. Peut-on utiliser Chat GPT ? De toute façon, aucune loi ne l'interdit que je sache et les enfants, les ados l'utilisent comme les les adultes. La question à se poser pour aller plus loin : qu'est-ce qu'on en fait ? qu'est-ce qu'on souhaite en faire ? va-t-on considérer qu'il y a plagiat avec Chat GPT ? à quel moment ? Il va y avoir des questions juridiques...


  • C'est merveilleux avec Chat GPT, on peut lui demander de faire des fautes d'orthographe comme si on était en quatrième...


  • (AC) Précisons quand même que Chat GPT n'est pas gratuit et que pour accéder à un certain nombre de fonctionnalités, notamment avancées, il faut payer. Ensuite, il ne faut pas prendre les gens pour des idiots, il y a des moyens de détecter quand c'est tiré de GPT, ils sont connus, par les enseignants notamment qui sont préparés à affronter cette question. Les peurs, les fantasmes autour de l'intelligence artificielle sont intéressants, parce qu'on retrouve les mêmes que pour Wikipédia en son temps, et les mêmes que ceux avec Google à son apparition. C'est à dire qu'il n'y aurait plus d'apprentissage, plus de connaissances, plus d'analyses. Les enfants et les jeunes auront tout d'un coup, ils n'auront plus qu'à recopier, on a entendu ça pendant des années et des années autour de l'un et de l'autre et on en est toujours au même point. Enfin non, on a évolué avec et je pense que là, c'est la même chose. Si cela peut nous inciter à questionner les informations de Chat GPT... Il va bien falloir aller vérifier d'où ça vient et si c'est fiable ou pas ! Quel formidable outil d'éducation aux médias et à l'information alors que sera devenu chat GPT - sans le vouloir.


le plaisir de chercher ensemble à comprendre ce monde complexe et passionnant


  • Terminons avec cette conférence "Apprendre à grandir connectés : utopie ou réalité ?" qui se déroule ce soir le 9 janvier 2024 à l'invitation de la maison de la pédagogie de Mulhouse. Que va-t-il se passer ? Quel intérêt de rencontrer des enseignants, des éducateurs ? Quel message as-tu envie de leur transmettre ? À quoi ça sert d'être venue ce soir à Mulhouse ?


  • (AC) Ça sert toujours de venir à Mulhouse j'imagine. Ce que j'espère pouvoir transmettre, c'est le plaisir de s'informer ensemble, de chercher ensemble à comprendre ce monde, qui est un monde certes complexe mais parce qu'il est complexe aussi passionnant, et de rappeler aussi l'importance de cultiver cette chance de pouvoir s'informer et de bénéficier aussi de cette communauté de médiateurs au service aussi de l'émancipation des plus jeunes.


  • (JLW) Rappelons qu'Anne Cordier écrit des livres, on peut en trouver quelques-uns à Mulhouse à la librairie Bisey place de la Réunion - ou presque ils ont déménagé de quelques mètres pendant les travaux -. On peut les acheter sur internet mais plutôt dans une vraie librairie avec un vrai libraire que vous pouvez toucher. Anne Cordier, merci beaucoup d'être venu jusque à Mulhouse pour rencontrer les Mulhousiens et les Mulhouse, merci et à bientôt pour de nouvelles aventures.


  • (AC) Merci !



Les derniers livres parus d'Anne Cordier sont


Quelques liens pour aller plus loin:

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