"Je peux me battre avec mes mots"
Lors de la session plénière du 26 au 29 février 2024, une délégation de journalistes ukrainiens s'est rendue au Parlement européen de Strasbourg dans le cadre d'un projet de la DW Akademie allemande. L'un d'eux, Volodymyr Noskov de la radio ukrainienne Nakypilo, nous a accordé une interview.
Comment avez-vous réagi quand vous avez appris que la guerre avait commencé ?
Contrairement à mes amis, connaissances et collègues, j'étais prêt. Après huit ans de guerre russo-ukrainienne dans le Donbass, j'ai compris que la Russie attaquerait l'Ukraine, j'ai pris cela comme un fait. Je n'avais qu'une seule question : "Quand ?". Ma première pensée lorsque je me suis réveillé le 24 février 2022 à cinq heures du matin à cause des explosions a été la suivante : "Eh bien, ça a commencé."
Où viviez-vous ?
Je vivais à Kharkiv à l'époque, j'y travaillais pour les médias de Kiev. À cause de la guerre, j'ai dû partir parce qu'il n'était pas sûr d'y vivre. Les Russes ont essayé d'encercler Kharkiv, puis l'ont bombardée, ont posé des mines... Je me suis rendu compte qu'il était dangereux pour moi de rester à Kharkiv avec mes opinions patriotiques pro-actives, et on m'a donc aidé à être évacué vers Lviv [Volodymyr est aveugle]. J'y suis resté pour travailler. On m'a proposé d'aller en Pologne, à Berlin ou au Canada, dans de nombreux pays, mais j'ai refusé. Je peux me battre avec mes mots et aider nos soldats et nos volontaires depuis l'Ukraine.
Quelle était la situation pendent les premiers jours de la guerre concernant le travail d'un journaliste? Y a-t-il eu de la désinformation ?
Bien sûr ! Avant d'envoyer une armée sur place, la Russie a préparé le terrain. Cela consistait à activer des serpents qui diffusaient des infos pro-russes. Vous avez peut-être entendu le nom de Medvedchuk. Il avait plusieurs chaînes et, peu avant la guerre, le président et le Conseil national de sécurité ont imposé des sanctions à ces chaînes et les ont fermées.
Le deuxième point concerne les canaux Telegram, à travers lesquels des doutes et des mensonges ont été répandus... Les gens ont été énormément influencés. Et cette guerre de l'information menée par la Russie ne s'arrête pas. Par exemple, Kharkiv étant une région frontalière (il y a 30 kilomètres entre Kharkiv et la frontière russe), de nombreuses communautés n'avaient malheureusement pas d'émissions TV ou radio en ukrainien. La propagande russe et les médias russes de Belgorod [ville frontalière russe] étaient très puissants. Il est évident que les gens ont été influencés par cette propagande.
Et lorsque la majeure partie de la région de Kharkiv a été occupée, les stations de radio de l'ennemi russe ont commencé à émettre depuis le territoire occupé, appelant à la reddition, émettant des messages des prisonniers de guerre, en particulier Azovstal, et appelant l'Ukraine à faire des concessions à Poutine. Les Russes diffusaient une propagande très dure sur le territoire ukrainien. Et aujourd'hui, la Fédération de Russie lance un puissant bombardement de "fake news".
Comment peut-on se protéger de la désinformation russe?
Les institutions ukrainiennes réfléchissent aujourd'hui à ce qu'il faut faire des chaînes Telegram, s'il faut les interdire ou les réglementer d'une manière ou d'une autre... En même temps, il est important de préserver le droit à l'accès à l'information et le principe de la liberté d'expression.
Comment combattre la désinformation ? À mon avis, en ne disant que la vérité, en réfutant les faux, en vérifiant les faits, en aidant les gens à assurer la sécurité de l'information, en les aidant à développer leur esprit critique afin qu'ils ne fassent pas confiance aux chaînes Telegram non officielles, mais puissent se fier à des informations vérifiées... Nous avons besoin de gens qui sachent, par exemple, que la radio ou la télévision publique sont des médias sérieux et crédibles, c´est une qualité prouvée, et qu'une chaîne Telegram est un dépotoir, une poubelle, et qu'on ne peut rien en tirer.
Il s'agit d'un défi non seulement pour l'Ukraine, mais aussi pour l'ensemble de l'Europe. Nous sommes à la veille des élections du Parlement européen et l'attaque russe a déjà commencé par l'intermédiaire de ses agents, de ses chaînes Telegram, qui tentent de semer divers mensonges sur l'Ukraine ou de lancer des appels : "Allons-y! Affectons l'argent aux produits agricoles, à l'économie, aux pensions, pourquoi aider l'Ukraine - c'est une affectation irrationnelle des fonds..." et beaucoup, beaucoup d'autres infos de propagande de ce genre sont diffusées.
Que pense l'opinion publique ukrainienne de l'adhésion à l'Union européenne ?
L'opinion des Ukrainiens sur l'adhésion à l'Union européenne a radicalement changé au cours des deux dernières années ! Auparavant, de nombreuses personnes regardaient encore vers la Russie et pouvaient dire : "Oh, regardez les soins de santé là-bas, leurs pensions, leurs bourses d'études sont beaucoup plus élevées...". Ils appréciaient parfois le style excentrique de Poutine. J'ai des amis qui, après le 24 février 2022 se sont simplement repentis en disant : "Oh, mon Dieu, qu'avons-nous admiré ? Qu´avons-nous donc pensé ?"
Je vis a Kharkiv. Des hôpitaux, l'écoparc, le parc central ont été bombardés... Je pense aussi aux installations touristiques et médicales où les Russes venaient se détendre ou se faire soigner. Imaginez, la ligne de front était à 300 ou 500 mètres de l'écoparc, les bombes et les obus volaient au-dessus des animaux. Et des animaux devenaient fous, essayaient de s'échapper, frappaient sur les barreaux. Il y a eu une énorme opération pour les sauver.
Lorsque j'ai parlé des touristes avec la direction de cet écoparc, ils m'ont répondu : "Les Russes étaient des touristes, nos invités jusqu'en 2013/2014. Et ils savaient où ils frappaient. Ils venaient chez nous pour se faire soigner les dents, pour accoucher, pour des opérations chirurgicales, et puis ils ont bombardé et détruit toutes ces infrastructures."
Savez-vous ce qui a été bombardé ? Les universités. La meilleure université de l'est de l'Ukraine, l'Université nationale de Kharkiv... Les Russes ont tenté un écocide en bombardant une installation nucléaire qui produisait des médicaments pour les patients atteints de cancer et pour la recherche scientifique. Les Américains nous ont aidés à créer cette installation à l´Institut national de physique et de technologie de Kharkiv en 2011/2012, jusqu'en 2015. C'était une installation unique... Et les Russes ont envoyé une série de frappes aériennes et d'obus de mars à septembre 2023. Ils voulaient ainsi provoquer une catastrophe nucléaire en Ukraine. Il aurait pu s'agir d'une zone de désastre environnemental de dix kilomètres de long...
Alors n´ayez pas de doutes sur le fait que la majorité des Ukrainiens est désireuse d'adhérer à l'Union européenne. Nous voulons vivre dans le respect des droits de l'Homme, de l'économie et de la lutte contre la corruption. Nous voulons être un pays uni, et nous sommes principalement intéressés par la liberté des journalistes, des militants civiques, des comédiens, des musiciens... Nous voulons vivre honnêtement et mener une vie normale. Nous ne voulons pas vivre comme des menteurs... comme des mendiants intellectuels, comme des créatures matérialistes... comme en Russie. Pour nous, il s'agit avant tout de liberté individuelle, de respects des êtres humains, de l'inclusion de tous.