Yaëlle Amsellem-Mainguy, docteure en sociologie, chargée de recherche à l’INJEP (Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire), travaille sur la santé et la sexualité des jeunes et s’intéresse plus largement aux rapports de genre à l’adolescence et lors de l’entrée dans l’âge adulte. Elle a participé à la rédaction du programme "Éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle" prochainement mis en place de la maternelle au lycée par l'Éducation Nationale.
Yaëlle Amsellem-Mainguy était à Mulhouse le 7 octobre 2024 pour une rencontre autour de “La sexualité : un enjeu éducatif de premier plan”, à l'invitation de la Maison de la Pédagogie. L'occasion d'un échange passionnant autour de la sexualité des jeunes. Transcription écrite d'une interview radio à écouter en podcast.
Une coproduction Maison de la Pédagogie de Mulhouse - Radio WNE réalisée pour Radio Quetsch, L'Alterpresse68 et tous les médias motivés qui peuvent la diffuser librement. Avec la participation de Laura Bollinger, Lisa Giannarelli, Julien Foerry et Jean-Luc Wertenschlag.
Yaëlle Amsellem-Mainguy, vous êtes sociologue chargée de recherche à l'INJEP, l'Institut National de la Jeunesse et de l'Éducation Populaire. Vous avez participé à la rédaction des programmes d'éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle qui devraient être prochainement mis en place de la maternelle au lycée. Et vous êtes l'autrice de nombreuses publications et de deux ouvrages, "Les filles du coin, vivre et grandir en milieu rural" aux presses de Sciences Po en 2021. Et en 2020 "Les Jeunes, la sexualité et Internet", avec Arthur Vuattoux, aux éditions Les Pérégrines. À l'invitation de la Maison de la Pédagogie de Mulhouse, vous intervenez pour une rencontre-débat, autour de la sexualité, enjeu éducatif de premier plan. Autour de cette table, Laura Bollinger, doctorante en sciences de l'éducation, Julien Foerry, notre merveilleux stagiaire technicien étudiant au lycée Stoessel, et Lisa Gianarelli. coordinatrice générale Radio WNE et moi, Jean-Luc Wertenschlag. Pour commencer, Yaëlle, qui êtes-vous ? Quel est votre parcours ?
[Yaëlle Amsellem-Mainguy] Je suis sociologue. Je travaille à l'Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire. J'ai fait des études de sociologie à la sortie du bac jusqu'à obtenir un doctorat. Et puis, depuis que je suis à l'Institut national, de la jeunesse et de l'éducation populaire, je mène des recherches sur les jeunes, sur la santé des jeunes, sur la sexualité des jeunes, sur les relations filles-garçons. Et le tout avec l'objectif de rendre compte à la fois de leurs conditions de vie, des inégalités qui peuvent traverser cette jeunesse, puisqu'on a tendance à dire la jeunesse, mais pour autant, il y a quand même des situations qui sont très différentes entre les unes, les uns et les autres. Et donc de rendre compte aussi, avec les outils de la sociologie, des conditions de vie, des représentations, des pratiques des jeunes aujourd'hui qui vivent en France.
Alors "les jeunes", peut-être que ça n'existe pas, puisqu'il y a plein de jeunes différents. Par exemple, vous êtes allé enquêter à la campagne auprès de jeunes filles avec le premier ouvrage cité, "Les filles du coin" qui vivent et grandissent en milieu rural. Il y a eu aussi un podcast sur France Culture qui racontait cette enquête. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus ? Les jeunes filles à la campagne, ça ressemble à quoi ? C'est un autre monde ?
[Yaëlle Amsellem-Mainguy] Alors l'idée n'était pas de savoir si c'était un autre monde ou pas, mais de savoir comment elles étaient dans le même monde que le reste des jeunes. Avec l'idée de documenter à la fois du point de vue de la sociologie, qui jusque-là s'était peu intéressée finalement aux questions de genre et de ruralité, même si on voyait depuis le début des années 2000 un renouveau de la sociologie pour la ruralité, avec un travail de Nicolas Renahy notamment qui s'appelle "Les gars du coin" ou après un ouvrage de Benoît Coquard qui s'appelle "Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin". Mais à chaque fois, plutôt avec davantage de perspectives du point de vue des jeunes hommes. Et l'idée des filles du coin, ça a été vraiment d'aller creuser ce qui se passe du point de vue des jeunes femmes qui ne partent pas de la campagne, qui y vivent, qui y ont grandi, et qui y sont encore au moment où moi je vais les rencontrer, et qui ont entre 14 et 25 ans. Et en faisant un focus en plus sur ces jeunes femmes qui viennent des milieux populaires, puisque en France, ce qu'on se rend compte, c'est que le milieu rural est d'abord composé des classes populaires. Et contrairement aux idées reçues, on ne retrouve pas davantage de jeunes qui seraient enfants de paysans, mais bien évidemment de jeunes qui sont enfants d'ouvrières et d'ouvriers, d'employés et d'employées. Et donc c'est auprès de ces jeunes femmes que j'ai enquêté dans quatre intercommunalités, dans les Ardennes, dans les Deux-Sèvres, dans la Chartreuse et dans le Finistère.
Le milieu rural est d'abord composé des classes populaires. Contrairement aux idées reçues, on ne retrouve pas davantage de jeunes qui seraient enfants de paysans, mais bien évidemment des enfants d'ouvrières et d'ouvriers, d'employé-e-s
Dans l'entretien radio sur ce sujet, quand les jeunes filles de la campagne parlent des "jeunes", elles pensent aux garçons. C'est-à-dire qu'elles s'excluent des jeunes qu'elles évoquent. Comment l'expliquer?
[Yaëlle Amsellem-Mainguy] En fait, quand elles parlent des jeunes, elles parlent des jeunes qu'on voit. Et les jeunes filles, en fait, on ne les voit pas dans l'espace public, au sens où elles ne squattent pas des espaces, elles ne restent pas sur des lieux. Elles vont être en permanence, par contre, en train de bouger, d'être chez les unes, chez les autres, de passer d'un point A à un point B, d'aller chez la voisine, d'aller chez le voisin, et ainsi de suite. Mais elles ne vont pas s'arrêter sur un endroit donné, contrairement aux garçons. Alors, il y a beaucoup de communes qui ont mis en place des city-stades, qui ont ouvert. des skateparks et tout ça, dans lesquels on va retrouver davantage les garçons. Les garçons vont être là, ils vont apprendre à occuper l'espace. Après, on va les retrouver avec leur moto, avec leur scooter et tout ça. On va avoir des garçons. Mais les filles, on ne va pas les retrouver dans ces espaces-là. Et donc, elles vont d'abord définir qui sont les jeunes par les jeunes qu'on voit, par les jeunes qui sont présents, mais par les jeunes aussi qui définissent la jeunesse. Quand on parle des jeunes, on parle de ceux qu'on voit, on parle de ceux qui dérangent, on parle de ceux qui sont là, en fait. Et donc, on ne parle pas d'elles d'abord.
Vous évoquez les city-stades et les terrains de jeu et de sport qu'on peut trouver en ville ou dans les villages. Ils sont occupés très majoritairement par les garçons. Est-ce qu'il existe des solutions pour donner plus de place aux filles ? Est-ce qu'il y a des villes, des institutions qui se sont emparées de ce problème ?
[YAM] Il y a toute une réflexion, y compris en géographie sociale, de penser les espaces du point de vue du genre, de réfléchir aux occupations de l'espace, en se disant qu'avec des codes couleurs éventuellement sur la manière d'occuper une cour de récré ou de la manière d'occuper un espace sportif ouvert à tout le monde, comment ça peut infléchir, en tout cas, le fait que les filles ne se sentent pas du tout accueillies dans ces espaces-là. Il y a des endroits où il y a eu la mise en place de bancs, par exemple, parce que les filles disent clairement "si on veut pouvoir y aller avec nos potes et juste se poser pour regarder, on est obligé d'être assise par terre dans des flaques d'eau". Effectivement, elles n'ont pas le lieu d'être. Or, on sait qu'un des ressorts de la pratique, c'est aussi d'abord d'observer les pratiques pour après se sentir à l'aise pour aller pratiquer. Donc, il y a ces éléments-là. Après, il y a tout un enjeu sur les moyens qui sont donnés aux pratiques de loisirs et aux pratiques sportives des filles depuis qu'elles sont petites jusqu'au moment de l'adolescence, puisque quand elles sont petites, elles sont en pratiques mixtes avec les garçons. Mais quand arrive le début du collège, globalement, on demande aux jeunes d'avoir des pratiques non mixtes, notamment dans les pratiques sportives. Et donc on va voir des équipes de garçons qui vont se constituer versus des équipes de filles qui ont du mal à se constituer parce qu'elles manquent d'entraîneurs. Parce qu'il y a moins d'équipes féminines et donc ça va demander davantage de recrutement d'entraîneurs. Mais on va voir que les filles vont construire une pratique sportive au gré des entraîneurs qui passent. Donc on peut passer du basket à la danse, de la danse au volley, du volley au hand. Pas parce qu'on a envie de changer de sport, mais parce qu'on fait avec les profs qu'il y a. Et dans les pratiques collectives, ce qu'on va voir en sports collectifs, c'est que, pareil, elles vont se retrouver à faire énormément de kilomètres pour aller faire un match avec une équipe adverse, tandis que les garçons, il y a toujours une équipe adverse qui n'est pas loin. Et donc, pour faire des matchs, c'est beaucoup plus simple à organiser, pour les clubs, mais pour les parents aussi, puisque les parents sont également très présents dans l'accompagnement des enfants dans les pratiques sportives. S'il n'y avait pas de parents, il n'y aurait pas de club de sport localement. Et enfin, on va voir que si les filles sont moins présentes, c'est aussi que les filles sont des piliers. de l'organisation domestique, pas du tout de la même manière que les garçons. Elles sont finalement des grandes aides pour leur mère, des grandes aides pour l'organisation familiale, à la fois dans le soutien à faire les devoirs pour les petits de la famille, mais aussi la préparation des repas, mais aussi l'organisation. Les garçons ne sont pas sollicités de la même manière. Donc on va voir qu'il y a des constructions sociales de la féminité, de la masculinité, d'être une fille, d'être un garçon dans les familles. qui va avoir des effets derrière sur aussi les pratiques sportives.
si des filles veulent aller dans un city-stade et juste se poser pour regarder, elles sont obligées d'être assises par terre dans des flaques d'eau
Et est-ce que c'est la même chose à la campagne et en ville, cette répartition du travail ménager qui est malheureusement encore aujourd'hui plus présent pour les filles que pour les garçons ?
[YAM] Alors oui, il est présent de manière identique en ville et en campagne, c'est sûr. Il est aussi très lié aux milieux sociaux, c'est-à-dire qu'on observe dans toutes les enquêtes, y compris les grandes enquêtes statistiques, des écarts importants sur la participation au travail domestique, aux tâches domestiques dans la maison, toujours en défaveur des femmes, elles en font toujours plus que les hommes, et quand elles en font, elles ne font pas les mêmes types d'activités domestiques, de travail domestique que les hommes. Mais ce qu'on va voir, c'est que dans certains milieux plus favorisés, il y a des moyens pour finalement seconder ce travail domestique. On va le déléguer à des personnes. On va déléguer le fait d'aller chercher les enfants à l'école. On va payer des gens pour faire le ménage. On va payer des gens pour faire ci et ça. Et dans les milieux plus populaires, il n'y a pas forcément les moyens, d'une part, et il n'y a pas forcément l'organisation. C'est-à-dire que la famille doit être un soutien. Et dans la famille, le soutien passe par les femmes.
[Lisa] Environ 80% du budget des infrastructures sportives en ville est dédié aux sports masculins. Il s'agit d'occuper les hommes considérés comme des délinquants ? Il faut absolument les occuper pour qu'ils n'aillent pas brûler des voitures... Si on investissait plus dans des infrastructures plus féminines, ça pourrait aussi amener plus de femmes dans l'espace public ?
[YAM] Oui, je pense qu'il y a un enjeu de budget, de comment on flèche les budgets. Après quelles sont les manières dont on pense l'entrée dans l'adolescence avec des filles qui vont jouer davantage le jeu de l'école que les garçons. Donc, elles vont aussi plus investir l'espace de la maison pour réviser, pour préparer leurs cours que les garçons. Les garçons, on a tendance à penser qu'il faut qu'ils se dépensent et qu'ils fassent du sport pour ne pas tout casser, pour ne pas péter les plombs, puis c'est normal. Ça fait partie de la construction des jeunes hommes, en fait, à l'adolescence, qui n'a pas d'équivalent chez les jeunes femmes. Et donc, il va y avoir un double moment où les filles vont davantage investir le scolaire, et puis elles ont moins d'opportunités de faire du sport. Et puis, on va les construire comme, en fait, elles ont un peu la flemme, les filles, elles n'aiment pas trop le sport. C'est plein de représentations qui vont participer aussi à faire que "non, on va pas se démener alors que tu vas lâcher le sport dans trois mois. Ok, en septembre, t'es motivée, mais en décembre, t'auras plus envie. Bon, bah on va pas t'inscrire. Et puis l'école, c'est important. Tu sais bien, l'école, c'est important. Si tu veux réussir dans ta vie, il faut que t'aies un diplôme". Ce discours est encore plus fort pour les filles que pour les garçons. Et donc, on va voir comme ça qu'il y a un enjeu d'investissement public, mais aussi un enjeu d'espace et d'espace associatif, d'espace à plein de niveaux différents, fermé et ouvert et dans l'espace public et dans l'espace restreint, de manière à accueillir des publics en fonction des âges. On n'a pas forcément envie de se mélanger quand on a 12 ans avec des jeunes qui en ont 17, on ne s'y retrouve pas, ni avec des jeunes qui ont 6 ans. Et donc, quelle est la place des 12-15 ans dans les infrastructures, dans la vie collective ? Alors qu'ils sont très jeunes encore et en même temps ils sont déjà bien plus vieux que les enfants. Ils ne sont plus des enfants, ils ne sont pas non plus aussi mobiles et autonomes que les plus grands. Donc un public va en chasser un autre du point de vue des jeunes mais aussi du point de vue des parents.
Vous êtes aujourd'hui à Mulhouse pour nous parler de la sexualité, un enjeu éducatif de premier plan. C'est quoi la sexualité des jeunes aujourd'hui ? Ça ressemble à quoi ? Quelles différences entre les adultes et les jeunes ? Quelles évolutions existent aujourd'hui ?
[YAM] Alors, ce qu'on entend dans la sexualité, ce n'est pas uniquement les rapports sexuels, c'est tout ce qui va faire partie de l'entrée dans la vie relationnelle, affective, sexuelle, qui va inclure les relations qui se passent, les relations qui ne se passent pas, celles qu'on aurait espérées, celles qui ne se tiendront jamais, celles qui sont en ligne, sur Internet, ou celles qui sont hors ligne, qui sont toutes les deux dans la vraie vie, on y reviendra. Pourquoi c'est intéressant de s'intéresser à la sexualité des jeunes ? C'est que d'une part, c'est des phases d'entrée dans la sexualité. Ce qu'on observe, c'est qu'on ne voit pas, contrairement aux idées reçues, un abaissement de l'âge de la première fois en France depuis plus de 30 ans maintenant. Les dernières enquêtes montrent qu'il y a une constante. La moyenne des jeunes à sa première fois, la médiane, c'est autour de 17 ans. Donc on est vraiment sur une entrée dans la sexualité qui se passe pendant les années lycées. Comme globalement, il y a une trentaine d'années, donc presque à l'âge des parents des jeunes d'aujourd'hui. Là-dessus, on ne voit pas d'évolution. Par contre, ce qui est intéressant, c'est de voir en creux ce que ça nous dit de la société, des normes, des pratiques, des comportements, de la prévention. Pourquoi c'est intéressant aussi de s'intéresser à la sexualité ? C'est qu'en fait, la sexualité est partout et nulle part. Les relations sont partout et nulle part et disent aussi d'autres choses, des rapports sociaux. On va voir qu'en étudiant la sexualité, ça nous dit des choses sur les rapports entre les classes sociales. Ça nous dit des choses sur les rapports de genre, ça nous dit des choses sur les rapports d'âge, qui sont intéressants aussi pour comprendre la jeunesse, pour comprendre les jeunes, et puis qui peuvent éventuellement servir peut-être à développer ou à réfléchir à des politiques publiques locales différentes.
il y a une constante, la moyenne pour le premier rapport sexuel, la médiane, c'est autour de 17 ans
La sexualité des jeunes est souvent envisagée sous l'angle de la panique morale, alors que les enquêtes, et notamment la vôtre, montrent que les comportements contemporains ne sont pas révolutionnaires et plutôt stables depuis 30 ans. Comment l'expliquer ? Et est-ce qu'il faut inverser ce discours et expliquer peut-être que finalement, rien n'a changé depuis 30 ans ?
Alors, ce qu'on peut dire effectivement, c'est qu'on a toujours tendance à penser qu'aujourd'hui c'est pire. Si on demande aux jeunes de 20 ans ce qu'ils pensent de la génération qui a 12 ans, ils vont dire "ils sont encore pires que nous". Donc il y a toujours pire, et les adultes pensent que les jeunes d'aujourd'hui sont pires que leur propre génération. L'avantage, c'est que leurs grands-parents étaient déjà d'accord pour dire qu'eux, ils étaient déjà pires. Et donc il y a cette espèce de circulation de la panique morale autour d'une pensée que les jeunes feraient n'importe quoi, seraient dépourvus d'esprit critique, se mettraient en danger, et que nous, adultes, en tant qu'adultes, on saurait mieux ce qu'il faut faire, comment il faudrait faire, comment il faudrait organiser ces relations et quelles seraient les bonnes et les mauvaises relations... Donc voilà, derrière, ça mélange à la fois une conception de la morale, le bien, le mal, et de l'autre côté, ça mélange avec des pratiques sociales qui n'ont pas forcément de lien avec la morale qui est donnée par les parents ou par les adultes de l'entourage du point de vue des jeunes. Alors les jeunes, ils rigolent beaucoup de ces choses-là et des représentations qui peuvent peser sur leur propre génération, sur leur propre classe d'âge, y compris sur la sexualité. Typiquement, quand on a fait l'enquête avec Arthur Vuattoux, "Les Jeunes, la sexualité & Internet", à chaque fois qu'on l'a présentée à des jeunes, quand on a fait l'enquête et après, quand on leur dit les trois mots, ils nous disent "Ok, d'accord" et ils partent sur plein de thèmes différents. Quand on a présenté l'enquête à des adultes, à chaque fois, ça ne loupe pas, on nous dit "Ah, vous faites une enquête sur la pornographie". On voit bien où se placent les questions et les questionnements des uns et des autres, des unes et des autres, puisque les adultes vont circonscrire Internet en lien avec sexualité égale pornographie, tandis que les jeunes, elles et eux, vont entendre derrière modes d'information, modes de rencontre, modes de discussion, drague, mais aussi donc information, prévention, et puis aussi dedans, oui, il y a la pornographie. Et donc, pour nous, c'est ça qui va être intéressant, c'est de voir comment les jeunes construisent leur sexualité dans un carrefour avec autant d'informations, autant d'éléments qui peuvent circuler, et en même temps avec un discours commun derrière qu'ils ne feraient jamais assez bien, jamais de manière assez satisfaisante du point de vue des adultes, ne se protégeraient pas suffisamment, ne seraient pas suffisamment au courant du consentement, alors que pour autant, ce qu'on observe, c'est que les violences sexuelles existent également chez les adultes, également entre conjoints et conjointes. Tout ça nous dit bien qu'à l'âge adulte, ce n'est pas terminé.
à 20 ans, à 40 ans, à 60 ans, une constante: on a toujours tendance à penser qu'aujourd'hui c'est pire que hier
Le Conseil économique, social et environnemental vient de tirer la sonnette d'alarme en matière de comportements sexistes chez les ados, dans un rapport dévoilé le 10 septembre 2024. Notamment, on y apprend que 30% des ados déclarent n'utiliser ni préservatif ni pilule contraceptive lors de leur dernier rapport sexuel. Ce n'est pas un changement par rapport à ce qui a pu se passer plus tôt ?
[YAM] Alors, sur les pratiques de prévention des rapports, il y a effectivement des mouvements qu'on observe, qui sont d'ailleurs plutôt faibles en France par rapport à ce qu'on observe dans d'autres pays, et européens et à l'échelle mondiale. C'est une moindre prise en charge de la gestion des infections sexuellement transmissibles, notamment par l'usage du préservatif au moment du premier rapport sexuel. Et puis, une utilisation peut-être plus clairsemée, mais qui reste majoritaire quand même, de la contraception, qui a tendance un peu à fléchir avec d'autres moyens de contraception qui peuvent être mis en place et qui ne sont pas forcément légitimes du point de vue des adultes, parce que ça peut être d'autres méthodes, naturelles ou autres. Donc ça peut être des choses observées ces derniers temps, qui mériteront d'être contrôlées au cours des deux enquêtes qui sont en cours d'exploitation, qui sont l'enquête sur l'entrée dans la vie affective, sexuelle et relationnelle des jeunes, qui s'appelle l'enquête ENVIE, qui sortira en mars 2025, et l'enquête "Contexte de la sexualité en France" qui porte sur toute la population jusqu'à 89 ans, il me semble, et qui sortira également en 2025. Ce qu'on sait par contre, c'est que ces éléments de protection, de non-protection, c'est aussi la suite d'une génération qui a peut-être été moins portée que celle précédente sur les infections sexuellement transmissibles. Depuis les années SIDA qui ont bercé les parents, il y a eu aussi des effets de moindre suroccupation médiatique de la question des infections sexuellement transmissibles, qui a des effets aussi sur les pratiques de prévention. Alors, il y avait déjà des tendances, on observait déjà ces éléments-là il y a quelques années, puisque en janvier 2024, le préservatif a été mis gratuitement à disposition des jeunes en pharmacie, dans toutes les pharmacies, sans condition normalement... Il y a une marque de préservatifs exprès pour les jeunes. On observait déjà dans le baromètre santé de Santé publique France un fléchissement de l'usage des préservatifs chez les jeunes et une augmentation des infections sexuellement transmissibles. Pour autant, ce qui me semble important de rappeler, c'est aussi que ces usages des préservatifs sont aussi à regarder d'un point de vue de toute la population. OK, les jeunes en utilisent peut-être un peu moins lors des premières fois, mais les adultes aussi en utilisent peu. Et c'est des choses qui vont avoir des effets, notamment dans les cas de rupture conjugale, d'histoires sans lendemain ou d'histoire temporaire, en parallèle d'un couple par exemple, chez des adultes qui ne se sentent jamais concernés par les campagnes de prévention.
depuis janvier 2024, le préservatif est gratuitement à disposition des jeunes dans toutes les pharmacies, sans condition
[JLW] Justement, les adultes sont pleins de stéréotypes et de préjugés. J'en suis le premier exemple. Quand on évoque les réseaux sociaux, les jeunes et la sexualité, on pense souvent danger, pornographie. Alors que vous rappelez que les réseaux sociaux contribuent aussi au rejet des violences sexuelles et sexistes. On peut prendre MeToo comme exemple. Est-ce vrai? Est-ce qu'on peut penser une éducation à la sexualité qui s'inspirerait d'une nécessaire dédiabolisation des réseaux sociaux ?
[YAM] Alors, ce n'est pas qu'il faut le penser, c'est comme ça que ça se passe en tout cas. En ligne et hors ligne, c'est deux mondes qui font partie du même monde. Et ce qu'on va voir, c'est que tous les jeunes, comme tout le monde, vont aussi sur l'ensemble des réseaux sociaux, des médias sociaux, pour aller checker de l'information sur la cuisine, mais aussi sur les résultats sportifs et sur la sexualité. Et donc ça passe aussi, c'est un des canals d'information, les réseaux sociaux. Ça fait partie des canaux d'information cités par les jeunes avec d'une part, les contenus pour rire, mais d'autre part les contenus plus sérieux, des contenus avec des influenceurs, influenceuses. Et on a vu arriver, les dix dernières années, des influenceuses sur la sexualité qui jusqu'à il y a dix ans, étaient d'abord occupées par des garçons, par des hommes, qui se déguisaient parfois en blouse blanche pour faire la morale ou, en tout cas, pour donner la bonne parole sur la sexualité. Aujourd'hui, on voit arriver des femmes qui représentent différents types de femmes, mais aussi différents types d'origines sociales. Et donc, c'est là où on va voir qu'elles vont aussi répondre à des contenus et à des questionnements qui traversent la jeunesse. Par contre, un élément qui me semble intéressant quand on travaille sur les réseaux sociaux et sur Internet, c'est que si tous les jeunes utilisent aujourd'hui Internet, sont équipés en smartphone globalement à la fin du collège, ce qu'on voit, c'est qu'il y a des biais d'origine sociale qui vont faire des différences dans les usages numériques. Et notamment, les jeunes les moins favorisés vont être celles et ceux qui vont s'arrêter aux premières occurrences proposées par les moteurs de recherche quand ils et elles vont poser une question. Tandis que les jeunes mieux dotés en capitaux scolaires vont, elles et eux, aller plus loin, chercher davantage, avoir davantage de moyens, de croiser les informations. Tous et toutes ont bien compris l'importance de croiser les informations, mais les moyens donnés et les capitaux disponibles qu'ils et elles ont ont pu acquérir au cours de leur scolarité et de leur socialisation familiale sont assez inégalement partagés. Et donc on va voir là des rapports de classe qui vont se rejouer, y compris sur les moyens d'accéder à ces informations.
on grandit avec des réseaux sociaux, mais on ne grandit pas qu'avec des réseaux sociaux, on ne passe pas sa vie entière uniquement sur Instagram à scroller
[Lisa] Le dernier rapport du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes a mis en avant une remontée de certaines idées masculinistes, notamment chez les jeunes hommes de 15 à 35 ans. Comment vous l'expliquez ? Est-ce que les réseaux sociaux peuvent avoir une influence ?
[YAM] Nous, ce qu'on trouve plutôt dans les enquêtes, c'est que les réseaux sociaux constituent et font partie de l'environnement social, mais ils ne sont pas exclusifs. C'est-à-dire qu'on grandit avec des réseaux sociaux, mais on ne grandit pas qu'avec des réseaux sociaux, on ne passe pas sa vie entière uniquement sur Instagram à scroller. Et donc, ce qu'on va voir, c'est que chez les jeunes pour qui les contenus en ligne viennent en contradiction de tout ce qu'ils peuvent observer dans les rapports sociaux, dans la famille, typiquement sur les rapports de genre autour des tâches domestiques. ou sur les salaires dans la famille et ainsi de suite, on va voir que ça aura peu d'effet. Ça ne va pas construire des jeunes qui seraient plus sexistes parce qu'ils ont regardé des contenus en ligne, quel que soit le type de contenu en ligne, parce que dans toutes les autres sphères sociales qu'ils et elles vont fréquenter, ces éléments-là seront mis et seront observés en contradiction avec les contenus en ligne. À l'inverse, pour les jeunes qui vivent dans des espaces sociaux qui sont déjà très genrés, très inégalement répartis, on va voir que finalement, les contenus sur les réseaux sociaux viennent confirmer, viennent asseoir, viennent pousser ces éléments-là, mais ils ne les déclenchent pas. Donc il n'y a pas un procès d'intention à faire sur les réseaux sociaux, il n'y a pas un procès d'intention à faire sur la jeunesse. On a des adultes qui sont hyper sexistes, il n'y a pas de raison qu'il n'y ait pas de jeunes qui soient sexistes. La société est composée aussi d'orientations philosophiques et de manières de concevoir le monde de manière différente. On va aussi retrouver des jeunes qui ne sont pas forcément sur les mêmes longueurs d'onde que d'autres. Et donc, il va y avoir là des affrontements, des discussions parfois un peu endiablées sur les réseaux sociaux, sur des contenus soit féministes, soit masculinistes, quand ça ne va pas un peu plus loin dans les prises de position.
Une pratique nouvelle née avec Internet et les réseaux sociaux, c'est dans un jeune couple, on s'envoie des photos nues, par exemple, et on a beau expliquer - enfin après vous me direz si j'ai tout faux, parce que c'est fort possible - on a beau expliquer aux ados qu'envoyer une photo nue de soi à son amoureux, à son amoureuse, ce n'est pas forcément la meilleure idée, puisque derrière la vie fait qu'on ne reste pas forcément en couple pendant 150 ans avec la même personne. Et que donc, ces photos peuvent servir ensuite de porn revenge, de harcèlement. Là-dessus, est-ce qu'il y a quelque chose à faire ? Ou bien tout simplement, c'est une nouvelle façon d'aimer en ligne et ça fait partie d'un nouveau jeu amoureux ?
le revenge porn ou l'envoi de photos en ligne de soi dénudé, c'est très pratiqué aussi par les adultes. Ce n'est pas du tout exclusivement une pratique jeune.
[YAM] Alors, ça fait partie d'un jeu amoureux. Après, ce n'est pas forcément nouveau. Les adultes, quand on les interroge sur leur jeunesse, quand il n'y avait pas les réseaux sociaux, s'envoyaient aussi des photos imprimées pendant les vacances. Alors oui, ça prenait plus de temps, ça coûtait un peu plus cher, mais ça se faisait aussi. Et puis, le revenge porn ou même l'envoi de photos en ligne de soi dénudé, c'est très pratiqué aussi par les adultes. Ce n'est pas du tout exclusivement une pratique jeune. Dès que les couples sont à distance, il y a une mise en scène et une érotisation de la relation qui peut passer aussi par l'envoi de contenu. Ce qu'on observe, en tout cas pour les jeunes, c'est qu'il y a un jeu d'apprentissage d'essais-erreurs. Qu'est-ce qui se fait ? Qu'est-ce qui ne se fait pas ? C'est quoi une photo intime ? Où se cache finalement la nuance entre de l'intime et du public, de l'intime et du trash ? Et donc, il va y avoir toute une difficulté qui va passer par savoir qu'est-ce qu'on envoie, qu'est-ce qui est attendu par le ou la partenaire, avec les filles qui sont socialisées à être prise en photo, puis à se prendre en photo, puis à être conforme aux photos. On voit bien quand on fait des photos de classe avec des petits, par exemple, que les filles ont appris à poser sur les photos, bien plus que les garçons. Elles prennent des poses, effectivement.
quand on fait des photos de classe avec des petits, les filles ont appris à poser sur les photos, bien plus que les garçons. Elles prennent des poses, effectivement.
Les garçons savent moins et donc quand il va falloir faire tenir une relation parce que c'est les vacances scolaires et que "tu me manques trop, envoie-moi une photo de toi", les filles savent davantage produire un contenu. Les garçons sont plus en difficulté de savoir c'est quoi qu'on envoie comme type de compte. Et puis les garçons vont beaucoup insister sur "non mais on est en couple, propose-moi une photo qui me rappelle que c'est toi, que c'est bien toi, qui me donne envie, que je te manque". Les filles vont moins s'autoriser à insister pour avoir des photos, on va dire, plus dénudées que ce que les garçons ont envoyé. Et donc, elles vont envoyer des contenus qui, effectivement, peuvent se retourner contre elles quand il y a séparation, mais aussi quand il y a jalousie. Et c'est des choses qu'on va voir aussi dans les groupes de copains et de copines. C'est-à-dire que les filles, souvent au démarrage, elles vont envoyer des photos à leurs copines pour savoir si cette photo-là, elle est cool ou pas. Est-ce que je suis jolie avec ce truc-là ? Et puis, les groupes de copains et de copines, en l'occurrence, ça ne dure qu'un temps. Je n'ai pas envie de leur jeter la pierre, mais les amitiés ne sont pas toujours très durables. Et donc après, ça veut dire qu'on a toute une batterie d'ex-copines qui détient des photos et qui participe aussi à les faire circuler dans l'espace collectif. Donc les photos peuvent circuler par les garçons ex-copains et puis elles peuvent circuler par les copines ex-copines. Ce qui est important, c'est que ces photos, elles ont pour fonction la plupart du temps de rappeler à l'ordre de genre les filles et de les circonscrire à leur sexualité en leur rappelant la morale sexuelle. Et c'est parce qu'il y en a certaines qui vont se faire harceler ou subir toutes ces violences-là que toutes les autres vont comprendre que ça, ça ne se fait pas. On n'envoie pas ce type de contenu. Donc la norme est aussi dans l'apprentissage et positif et violent d'un groupe. Et donc c'est aussi comme ça que se placent les curseurs de ce qui se fait, ce qui ne se fait pas, ce qui est attendu, ce qui ne l'est pas. De l'autre côté, dans les groupes de jeunes, comme dans les groupes d'adultes, y compris en milieu professionnel, circulent énormément de dick pics. Les pussy pics ne sont pas d'équivalent. On n'envoie pas des photos de vulves. Dans les entretiens, ce n'est pas quelque chose qui revient. Par contre, l'envoi de pénis en érection, c'est quelque chose qui revient régulièrement, y compris chez les adultes. Et on va voir qu'il y a tout un apprentissage, de provoquer, de perturber, de choquer par l'envoi de pénis en érection. Alors pour rire ou pour harceler, ça dépend du point de vue de l'envoyeur, drôle, choquant ou harcelant, ça dépend du point de vue de la personne qui reçoit. La plupart du temps, ces photos sont extraites de contenus déjà disponibles sur Internet et ne sont pas les pénis en érection des personnes qui les envoient.
Yaëlle, vous êtes à Mulhouse à l'invitation de la Maison de la Pédagogie pour nous parler de "La sexualité, un enjeu éducatif de premier plan" puisque effectivement l'éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle est un programme scolaire en place depuis 2001. Vous avez participé à la réadaction de ce programme pour l'éducation nationale. Alors ça consiste à quoi ? Qu'est-ce qu'on veut apprendre aux enfants et aux jeunes dès la maternelle ?
[YAM] L'objectif de ce projet de programme rejoint pas mal d'enquêtes qui ont pu être faites en sociologie, en sciences de l'éducation et dans plein d'autres disciplines. À savoir que de penser la sexualité non pas uniquement par des pratiques sexuelles, mais aussi par tout ce qui est réflexion autour des relations, connaissance de soi et de son intimité. L'idée est de travailler sur un parcours. Il y avait déjà énormément d'éléments disponibles. d'un point de vue pédagogique, dans les contenus proposés par l'éducation nationale, mais aussi par tout le secteur associatif, et avec l'idée de faire un parcours d'élèves qui apprendra de la petite section de maternelle jusqu'à la terminale. Non pas la sexualité en tant que telle, mais d'abord ce que c'est que l'intimité, ce que c'est que son corps, identifier son propre corps, le corps de l'autre... Où sont les limites, à quoi sert une porte, à quoi sert un rideau, pourquoi on se cache pour telle chose... Enfin voilà, pourquoi on a besoin aussi d'apprendre à respecter l'autre en ne faisant pas du corps de l'autre un droit de toucher, mordre, griffer, quand on est en maternelle par exemple. Qu'est-ce qui fait que dans la littérature notamment, on peut identifier aussi des éléments pour savoir et comprendre qu'est-ce qui fait partie de la sphère personnelle, qu'est-ce qui fait partie de la sphère collective, qu'est-ce que ça veut dire être amoureux ou amoureuse? Ça n'a pas les mêmes définitions quand on a 5 ans, quand on en a 8, quand on en a 12, quand on en a 15, quand on en a 55.
qu'est-ce que ça veut dire être amoureux ou amoureuse? Ça n'a pas les mêmes définitions quand on a 5 ans, quand on en a 8, quand on en a 12, quand on en a 15, quand on en a 55.
C'est aussi ça, de montrer comment tout ça évolue au fil des âges, au fil des expériences. Alors, à 5 ans, on est vraiment sur les mots des enfants. À 8 ans aussi. L'idée, c'est qu'à chaque fois, il faut partir des questions et des questionnements du groupe. C'est des choses qui étaient déjà faites par les associations et par les enseignantes et les enseignants, de partir des questionnements du groupe et de répondre aux interrogations du groupe. L'idée d'un programme, quel que soit le type de programme, c'est d'avoir des choses qui sont à la fois cadrantes pour les enseignantes et les enseignants, et pour les associations, mais aussi qui soient cadrantes pour les parents qui savent du coup qu'est-ce qu'on peut apprendre à quel âge. Ce programme a été fait conjointement à un autre projet sur les compétences psychosociales qui s'est développé dans les mêmes années. Et puis, il a été aussi pensé et réfléchi à la lumière de l'ensemble des données qu'on pouvait avoir dans la recherche scientifique. Il ne s'appuie pas sur des a priori, sur des représentations ou sur des idées reçues. Il s'appuie, comme tous les programmes, sur des notions et sur des thématiques scientifiques qui sont validées par des batteries d'experts.
Mais est-ce que, comme tous les programmes de l'éducation nationale, il a vocation à ne jamais exister complètement auprès des élèves ?
[YAM] Je ne peux pas répondre à cette question.
[Laura] Dans le cadre de vos travaux sur l'éducation à la sexualité, vous avez peut-être été confronté à diverses formes de réticences de la part des institutions - dont l'éducation nationale - à prendre en considération ce genre de sujet qui peut être considéré comme sensible ? Et si c'est le cas, quel est votre avis sur ce point-là ? Est-ce que vous avez des stratégies pour surmonter ces formes de réticences et pour que des sujets comme l'éducation à la sexualité soient vraiment pris en compte par l'éducation nationale ?
[YAM] Quand j'ai travaillé sur la manière dont les jeunes percevaient les séances d'éducation à la sexualité, forcément, je l'ai fait en milieu scolaire parce que c'était la réception des jeunes sur les séances d'éducation à la sexualité et la manière dont ils avaient dans ces séances. questionner ou en tout cas d'aborder la question du consentement. Donc typiquement, ça s'est fait en accord avec une association d'un territoire qui faisait énormément d'interventions en milieu scolaire, avec l'accord de l'éducation nationale et des chefs d'établissement, pour pouvoir aller observer juste les interactions. Je n'ai aucune interaction avec les jeunes. J'observe les interactions entre les jeunes et l'intervenante ou l'intervenant, l'enseignant ou l'enseignante présents. Du coup, on a noté les interactions, on était une petite équipe, qui prend la parole sur quoi, qui rebondit sur quel type de parole et tout ça. Ce qui nous a permis, bien avant MeToo, de pouvoir travailler la question du consentement, de réfléchir à comment la question du consentement est abordée par les professionnels, du point de vue du genre, de la classe, de l'âge des jeunes. Mais aussi d'entendre les attentes des jeunes du point de vue de l'éducation à la sexualité, qui comme depuis tout le temps, ne veulent pas entendre parler des pratiques sexuelles, mais pas plus que les intervenants ne leur parleront des pratiques sexuelles au sens position sexuelle. Personne n'a jamais parlé des positions sexuelles, mais bien évidemment de parler de où est-ce qu'on a de l'information, où est-ce qu'on peut aller quand on est jeune, est-ce que c'est vrai que, je dis n'importe quoi, on peut attraper tel type de maladie en allant au cinéma. Enfin, voilà, ça peut être des questions comme ça, ou est-ce que c'est normal si je n'ai jamais embrassé personne et que j'ai 15 ans ?
Personne n'a jamais parlé des positions sexuelles, mais bien évidemment parler de où est-ce qu'on trouve de l'information, où est-ce qu'on peut aller quand on est jeune, est-ce que c'est vrai que, je dis n'importe quoi, on peut attraper tel type de maladie en allant au cinéma? Ou est-ce que c'est normal si je n'ai jamais embrassé personne et que j'ai 15 ans ?
Enfin, voilà, ça va être plutôt sur des petits mots. Comment on sait quand quelqu'un veut ou quand quelqu'un ne veut pas ? C'était les manières d'approcher la question du consentement. Je n'ai pas eu de difficultés au sens de porte fermée de la part de l'éducation nationale, mais parce que je n'ai pas d'interaction avec les élèves à ce moment-là dans l'enquête. J'observe les échanges. Je discute, on discute forcément à la sortie, mais c'est de la discussion informelle qui prend trois minutes. Ce n'est pas de l'entretien sociologique qui prend trois heures. Par contre, ce qui me semble important quand on va faire des recherches, et de toute façon, c'est un préalable aux recherches en sciences sociales, quand on choisit un terrain sur l'éducation nationale, c'est d'une part qu'il faut du temps pour présenter son travail, du temps pour présenter son travail au rectorat, mais aussi aux équipes éducatives des établissements dans lesquels on veut aller, et puis aussi préparer du temps pour discuter avec les parents, ou en tout cas informer les parents de la démarche. L'école protège les enfants d'un certain nombre de demandes, et il y a certains établissements qui croulent sous les demandes d'étudiantes ou d'étudiants, de journalistes, et de plein de mondes différents. Et donc je pense qu'il y a aussi une résistance à ne pas faire de l'école un zoo pour adultes, mais faire un lieu d'apprentissage dans lequel, par moment, il faut répartir en fonction des établissements, répartir en fonction de la charge des équipes. Je ne me fais pas la porte-parole de l'institution, mais je pense que c'est comme ça que ça peut se négocier. Après, oui, c'est vraiment important d'avoir un espace ou en tout cas des éléments de communication destinés aux parents qui sont les responsables légaux des enfants, quel que soit l'âge des enfants d'ailleurs, pour les informer d'une démarche de recherche, pour qu'il y ait une prise en compte de cette recherche. et que potentiellement les enfants comme les adultes aient des moyens de refuser la participation, puisque ça fait partie de l'éthique de la recherche. Après, il y a des enquêtes qui sont menées de manière statistique, qui sont standardisées et qui font partie des grandes enquêtes du ministère d'éducation nationale, sur lesquelles finalement on accepte, parce que les enfants en font partie, de participer. Alors ça va être sur, typiquement, les enquêtes sur la manière d'être à l'école, de se ressentir à l'école, est-ce que je suis bien ou je ne suis pas bien dans mon collège, est-ce que j'ai peur d'aller au collège ou pas, toutes ces enquêtes-là par exemple.
[Lisa] J'ai été alternante au planning familial, j'ai pu observer pas mal de séances d'éducation à la sexualité. Et pendant mon stage, c'est vrai que le Planning Familial où j'étais a observé une volonté d'internaliser l'éducation à la sexualité au sein des établissements scolaires. Avec beaucoup plus de formation pour les profs, plus de difficultés à rentrer dans les établissements pour les associations. Comment vous voyez cette internalisation en tout cas en Alsace ? Je ne sais pas si c'est partout, mais en tout cas en Alsace, comment vous voyez cette internalisation ? Et pour vous, est-ce qu'il y a un intérêt d'avoir des intervenants extérieurs pour parler sexualité avec les jeunes ?
[YAM] Ce que j'ai observé, c'est qu'il y a un avantage à avoir des associations partenaires qui viennent travailler en milieu scolaire. Et ça se passe bien quand c'est fait conjointement avec les équipes éducatives. Quand les équipes ont le temps de se rencontrer avant, et que les associations ne sont pas forcément appelées sous le régime du pompier. Il s'est passé un événement, plus ou moins scandaleux, ou alertant les adultes, et hop, on appelle une association pour vite répondre, parce que là, il faut vraiment gérer et on ne sait pas comment faire. Et en fait, ce qu'on voit, c'est que plus ça s'inscrit dans du temps long, plus ça se répète, les actions, mieux c'est. C'est pour ça que c'est pensé trois fois par an. Plus ça se répète, plus c'est légitime à pouvoir discuter de la vie relationnelle, de la vie affective, ou au contraire de l'absence de vie relationnelle, de l'absence de vie affective, de l'absence de vie sexuelle au cours de sa scolarité au sein de l'établissement. Pour moi, ce que les recherches montrent, c'est l'importance d'avoir des membres de l'équipe éducative impliqués sur ces questions-là, parce que c'est elles et eux qui sont le fil rouge au cours de l'année scolaire. Les associations, elles, sont spécialistes. Elles peuvent déclencher la parole, utiliser des outils qui ne sont pas les outils des enseignants et donc elles sont complémentaires. Mais les personnes qui vont être là toute l'année pour les élèves sont les profs. Et donc ce qu'on observe, c'est à la fois l'importance de la présence des profs, de leur implication, mais aussi les atouts qu'on voit dans les associations avec des outils qui sont un peu nouveaux du point de vue des élèves. Parce que chacun, chacune réfléchit à plein de manières de pédagogie active, de faire réagir une classe, de faire réagir un groupe, de penser un groupe, qui vient aussi casser le côté école, puisque c'est ce n'est plus un temps scolaire au sens leçon, il n'est pas évalué ce temps-là, c'est un temps de débat, un temps de discussion, un temps de mise en commun, un temps de respect aussi, avec des consignes qui sont toujours données en démarrage de session. Nous, dans les recherches, ce qu'on voit, c'est l'intérêt et l'avantage. d'avoir la possibilité pour les établissements de faire des partenariats à condition que les associations se conforment aussi à la charte de l'éducation nationale en matière d'intervention.
Si j'ai bien compris, trois fois par an, il doit y avoir de la maternelle au lycée une intervention concernant l'éducation à la sexualité dans l'éducation nationale.
[YAM] La loi prévoyait trois séances par an au fil de la scolarité. Pas avec la maternelle initialement, parce que c'était une loi qui datait d'avant la maternelle obligatoire dès trois ans. Et c'était une loi qui n'a pas été activée dans l'ensemble des établissements, loin de là, pour plein de raisons différentes. Mais aussi, l'absence de cadre d'un programme ne permettait pas forcément de se référer à qu'est-ce qu'on apprend, à quel âge et où est-ce qu'on s'arrête. Enfin voilà, quels sont les acquis ou les compétences qu'on doit acquérir d'ici la fin du cycle, typiquement sur les lois, sur les droits. Ce qu'on observe, c'est que dans toute la littérature internationale, européenne et française, c'est que les séances d'éducation à la sexualité ont pour avantage de permettre la parole et de permettre aux enfants, même les plus jeunes, de pouvoir dire éventuellement les situations de violence. Elles permettent d'éviter, quand ils et elles sont ados, des situations de violence, en tout cas de pouvoir dénoncer plus tôt les situations de relations compliquées, voire violentes. Elles font baisser malgré tout les grossesses à l'adolescence ou les grossesses non désirées. Dans les pays qui ne mettent pas en place l'éducation à la sexualité, on voit que d'un point de vue statistique, tous ces indicateurs-là sont rouges. Donc il y a des enjeux, derrière, sur le repérage, sur l'accompagnement, sur la prise en compte de la parole des enfants, sur les violences, sur le repérage des violences et sur la prise en charge de ces violences.
Les séances d'éducation à la sexualité pour ados permettent d'éviter des situations de violence, en tout cas de pouvoir dénoncer plus tôt les situations de relations compliquées, voire violentes. Elles font baisser les grossesses à l'adolescence ou les grossesses non désirées. Dans les pays qui ne mettent pas en place l'éducation à la sexualité, on voit que d'un point de vue statistique, tous ces indicateurs-là sont rouges.
Et les parents dans tout ça ? Les enseignants, on peut leur reprocher plein de choses, mais c'est aussi aux parents d'enseigner la sexualité à leurs enfants. Est-ce qu'ils le font ? Est-ce qu'ils ne le font pas ? Qui le fait ? Qui ne le fait pas ? Comment gagner, regagner la confiance des parents pour une éducation à la sexualité possible dans l'éducation nationale? Parce que souvent, ce sont les parents qui lèvent des boucliers et qui empêchent l'éducation à la sexualité de bien se dérouler dans certains établissements. On a déjà vu des grèves parce qu'on allait apprendre l'homosexualité, la masturbation à nos enfants. Évidemment, c'était faux. Mais enfin bon, il suffit de pas grand chose pour mobiliser des parents. Quel est le rôle des parents aujourd'hui dans l'éducation à la sexualité ?
[YAM] Moi, je travaille sur les adolescents et les adolescentes, mais ce qui est intéressant, c'est quand on demande aux ados "qui devrait parler de sexualité avec toi", ils disent les parents. Quand on demande à leurs parents, qui c'est qui devrait parler de sexualité avec vous, avec vos enfants ? "Nous". Et quand on demande aux uns et aux autres, et alors tes parents, ils t'ont déjà parlé de sexualité? Ah non, ça serait trop gênant. Et de l'autre côté, les parents disent "Non mais franchement, je ne me sens pas à l'aise". Donc c'est pareil, - les parents n'utilisent pas le mot - c'est la gênance. En fait, tout le monde est gêné, même si tout le monde aimerait bien, théoriquement, que ça soit dans l'espace familial. Alors bien sûr que les parents ont un rôle à jouer. Bien sûr que l'école ne vient pas concurrencer du tout les apprentissages familiaux. Par contre, l'école vient en complément apporter des éléments qui ne sont pas forcément apportés par les parents, notamment sur les infections sexuellement transmissibles, comment ça se gère, mais aussi où on en est de la loi aujourd'hui. Parce que quand on est parent, on ne se met pas forcément à jour sur le cadre législatif. C'est compliqué, ça bouge tout le temps.
Quand on demande aux ados "qui devrait parler de sexualité avec toi", ils disent les parents. Quand on demande à leurs parents, qui devrait parler de sexualité avec vos enfants ? "Nous". Et quand on demande : et alors tes parents, ils t'ont déjà parlé de sexualité? Ah non, ça serait trop gênant. Et de l'autre côté, les parents disent "Non mais franchement, je ne me sens pas à l'aise".
Par contre, savoir si tel ou tel type de relation, elle vaut le coup, l'école, elle ne viendra jamais répondre à cette question-là. Si oui ou non, il faut avoir sa première fois, l'école, elle ne viendra jamais répondre à cette question-là. Tout ce qui fait partie de la relation de la personne avec elle-même et avec ses partenaires, son ou sa partenaire, ça relève plus de l'intime et en vrai, c'est vachement géré entre groupes de copains et de copines. C'est d'abord les potes qui sont en première ligne. Mais les parents, ils ont une place à jouer pour reconnaître le fait que leurs enfants ont une vie, ils participent à l'apprentissage de l'intimité. Même c'est là où se joue la question de l'intimité, même si ces mots-là ne sont pas forcément posés ou apposés en famille, mais ça fait partie de l'éducation familiale. Et donc, pour moi, c'est un débat qui n'a pas forcément lieu, en tout cas quand on interroge les ados, sur qu'est-ce qui doit être fait à l'école et qu'est-ce qui doit être fait en famille. Ils savent très bien ce qui est attendu en famille et ils savent très bien jusqu'où peut aller l'école. Et quand ils décident de pousser l'école dans ses retranchements, c'est pour la provoquer. C'est pour la mettre face à ses difficultés, ça fait partie du jeu de l'adolescence, que d'essayer de voir jusqu'où l'institution peut aller. Mais bien évidemment, même les ados dans les boîtes à questions anonymes, quand ils posent des questions complètement décalées, ils se font recadrer au moment de la réponse qui dit : soit vous connaissez déjà la réponse, soit ce n'est pas une réponse que vous aurez au sein de l'école. Souvent c'est des questions très personnelles ou des questions sur des pratiques ou des positions sexuelles qui ne regardent que les individus, qui ne font pas partie du côté école. Mais du point de vue des ados, la famille a sa place, mais en fait, c'est moins les parents que les grands frères, grandes sœurs. En fait, ils vont plus chercher, les ados, des gens de leur génération, des gens de leur âge, ou passablement plus âgés. Ils seraient très gênés que leurs parents viennent leur parler de leur relation.
[Lisa] Est-ce que l'école et l'éducation à la sexualité à l'école peuvent aussi avoir un rôle dans la réduction des inégalités sociales? D'ailleurs, est-ce qu'il y a une différence dans la sexualité, l'idée de la sexualité des jeunes de milieux populaires et d'autres de milieux plus aisés ?
[YAM] L'école a pour objectif de réduire les inégalités sociales. En tout cas en termes d'information, c'est son objectif, d'apporter le même type d'information où que ce soit. On sait que c'est compliqué, que l'école est aussi productrice d'inégalités ou en tout cas, elle vient performer des inégalités préexistantes de par les lieux dans lesquels elles sont situées, de par les moyens donnés. Le nombre de recherches en sciences sociales ou en sciences de l'éducation qui montrent ça, il n'y a pas besoin d'en faire la liste, il y en a des tonnes et des tonnes. Mais ce qu'on a vu avec Arthur Vuattoux, dans l'enquête sur les jeunes, la sexualité et Internet, c'est moins des différences de penser ce qu'il y a derrière la sexualité que des manières de pouvoir penser les rapports sociaux dans la sexualité en fait. Donc, est-ce que vraiment on peut sortir avec n'importe quel type de partenaire ? Ben non. Parce que selon le milieu d'où on vient, c'est vachement plus compliqué de sortir avec quelqu'un d'un autre milieu, et ainsi de suite. Et donc, on va regarder ces éléments-là. Typiquement, quand on vit dans un espace rural, qu'on n'est pas forcément hétérosexuel ou en tout cas qu'on se questionne sur son identité de genre, ce n'est pas aussi facile qu'en ville de trouver des espaces, des lieux où on peut discuter, où on peut s'informer - même si ça reste difficile en ville.
Quand on vit dans un espace rural, qu'on n'est pas forcément hétérosexuel ou en tout cas qu'on se questionne sur son identité de genre, ce n'est pas aussi facile qu'en ville de trouver des espaces, des lieux où on peut discuter, où on peut s'informer - même si ça reste difficile en ville.
Et donc là, on va voir arriver dans la génération d'aujourd'hui, la place des réseaux sociaux pour trouver de l'information quand on se questionne. Ce qui ne voudra pas dire que c'est ça qui permet de trancher, mais ça permet de retrouver des gens qui se questionnent de la même manière. Et donc on va voir la construction de groupes d'appartenance, de communautés d'appartenance, de communautés de questionnement, de jeunes qui vont se regrouper, qui vont se rencontrer, et après s'identifier parce qu'ils et elles se posent les mêmes questions. Ces éléments-là, on va les retrouver dans tous les milieux sociaux, mais ils vont s'exprimer de manière différente. Et les manières de s'exprimer, notamment sur Internet, vont trahir le milieu social. Mais aussi faire que les gens se regroupent autour de questionnements avec des mots-clés qui sont préétablis par les algorithmes. Et puis enfin, ce qu'on voit, c'est que derrière ces éléments-là, quelles que soient les manières dont les jeunes posent leurs questions, quels que soient les mots qu'ils ou elles vont utiliser, j'ai l'impression dans les enquêtes que j'ai pu faire, que ce sont les mêmes questionnements génériques... Si on regarde du côté macro, ils sont à peu près les mêmes, aux mêmes âges, partout. C'est les manières de dire, les manières de faire qui changent. Et par contre, les questionnements qui sont derrière, qui se trament derrière, sont à peu près similaires depuis qu'on est au collège unique, depuis que les filles et les garçons grandissent avec les mêmes calendriers de vie. Et après le collège, on va voir des différences en fonction des orientations scolaires. Une seule fille dans un lycée professionnel de garçons et à l'inverse être un garçon dans un lycée professionnel de filles, ça va faire des choses sur les manières de penser le genre, les rapports de genre... Sur les rapports de classe, être dans un lycée d'élite où il faut vraiment bosser au niveau scolaire jour et nuit pour avoir une sale note à la fin - comme ils disent - tout ça pour ça, et donc pas le temps d'avoir des relations, comment on existe dans sa vie de jeune quand on n'a pas pas le temps d'avoir des relations et ainsi de suite. Donc c'est un peu tout ça qu'on va voir, mais par contre les questionnements sont un peu les mêmes, même s'ils s'expriment de manière différente.
[JLW] Il existe une maladie méconnue, l'endométriose, qui touche une femme sur dix, dont le diagnostic moyen met sept ans, et qui existe depuis l'Antiquité, qui amène d'horribles souffrances aux femmes qui sont touchées. et qui est identifiée depuis peu. Aujourd'hui, des associations et des universitaires essayent de mener des actions de prévention à l'école, plutôt au collège et au lycée. Mais parfois c'est difficile, voire impossible. Comment est-ce qu'on peut faire pour avancer là-dessus ? Est-ce que l'endométriose fait partie de l'éducation à la sexualité officiellement dans l'éducation nationale ? Comment amener cette information à des jeunes filles dont les parents ne sont pas forcément informés de l'existence même de cette maladie et qui peut amener à souffrir pendant des années sans savoir ce qu'on a, ce qui est absolument terrible, parce qu'il y a des médecins, même des gynéco qui n'arrivent même pas à identifier ça. Donc, souffrir pendant des années et se heurter à l'ignorance. des sachants que sont les médecins. Comment sortir de ça ? Comment avancer ?
[YAM] Il y a quelques mois avec une collègue, on a fait des ateliers pour saisir ce que les jeunes attendent en matière d'éducation à la sexualité, c'est aussi un des buts de nos enquêtes. On leur a demandé, qu'est-ce qui se cachait derrière le mot sexualité de leur point de vue. Et quand arrive la question des règles, il y a souvent quelqu'un, quelqu'une d'ailleurs, qui dit "Mais ça fait trop mal". À ces moments-là, on leur demande est-ce que c'est normal d'avoir mal ? Il y a toujours un débat sur c'est normal ou pas d'avoir mal. Et ça permet de plus en plus d'avoir une personne dans la salle, une fille, la plupart du temps, qui dit mais il y a un truc comme ça... Et le mot, elles tournent autour, elles ne l'ont pas forcément. mais elles en ont entendu parler de près ou de loin. On voit que la médiatisation de l'endométriose, la connaissance puis la médiatisation avancent... Mais on peut se poser la question de : est-ce que c'est normal d'avoir mal ? Il y a avoir mal et ne pas pouvoir se lever. Parce qu'après, il y a ceux qui disent "bah oui, mais en même temps, elles font toujours semblant d'avoir mal pour ne pas aller en cours de sport et à la piscine". Il ne faut pas se leurrer, oui, on l'a utilisé aussi en tant que fille pour ne pas aller à la piscine. Et en même temps, ce n'est pas pareil d'avoir mal et de ne pas pouvoir se lever, de ne pas pouvoir dormir. On est sur des seuils de douleur qui sont incomparables. Et donc, ça sert aussi à ça. Ça sert à dire que toute question est légitime et à entendre aussi où en sont les jeunes dans leur questionnement. On n'est pas sur du cas particulier. Une séance d'éducation à la sexualité, quelle qu'elle soit, et les jeunes le savent très bien, elle n'est pas là pour résoudre leurs problèmes personnels. Et elle ne reviendra jamais à ça, puisqu'en fait, on ne parle pas de soi dans ces séances-là. C'est un peu le préalable à la séance, c'est de dire que ce n'est pas une séance pour parler de soi. Et donc, si vous avez des questions, il y a des associations, il y a des professionnels de santé, il y a l'infirmière scolaire, il y a toute une batterie d'adultes professionnels et vos parents, mais la séance n'est pas là pour répondre à votre cas personnel.
La pornographie n'a pas les mêmes usages selon qu'on soit une fille ou un garçon. Il y a une légitimité sociale à la masturbation masculine quand on entre dans l'adolescence, qui va aussi avec la recherche de support d'excitation.
[JLW] L'infirmière scolaire n'est pas toujours facile à trouver au sein de l'établissement. Sinon, on ne peut pas parler d'éducation à la sexualité sans évoquer la pornographie, le porno qui consomme 30% de la bande passante d'Internet dans le monde. Le porno accessible d'un simple clic à n'importe quel enfant, quelle horreur ! En même temps, le moindre téton est censuré sur les réseaux sociaux états-uniens. Qu'est-ce qu'on fait avec ça ? Quelle place pour la pornographie au sein de l'éducation à la sexualité ? Est-ce que cette curiosité qui peut amener les jeunes à cliquer sur du porno, est-ce que ce n'est pas tout à fait normal et sain peut-être ?
[YAM] Je ne me placerai pas au niveau de la morale, mais ce qu'on voit dans les données sociologiques, c'est que la pornographie n'a pas les mêmes usages selon qu'on soit une fille ou un garçon. Il y a une légitimité sociale à la masturbation masculine quand on entre dans l'adolescence, qui va aussi avec la recherche de support d'excitation. Et ça vient performer une certaine forme de masculinité que d'aller regarder des contenus érotiques ou pornographiques quand on entre dans la sexualité. Alors que pour les filles, ça se passe bien plus tard. Plutôt autour, après le premier rapport, plutôt au moment où elles entrent dans une histoire de couple et c'est régulièrement amené par les partenaires. Ce qu'on voyait dans l'enquête avec Arthur Vuattoux, ce qu'on voit également sur la pornographie, c'est quand même une grande diversité de contenus qui sont codés comme pornographiques et qui posent question. Quand on demande à un jeune au cours d'un entretien ou d'un questionnaire : est-ce que vous avez déjà vu des contenus pornos ? Ils vont répondre oui. À quel âge ? Ils vont nous mettre souvent des âges assez faibles, plutôt de l'âge de la primaire. Et quand on va leur demander c'était quoi comme type de contenu ? Pourquoi tu le codes comme pornographique ? Parce que mes parents ont changé de chaîne. Parce que mes parents m'ont dit que c'était pas de mon âge. Et ils ont appris, elles ont appris à savoir qu'un contenu sexuel qui n'est pas de son âge, c'est un contenu pornographique. Ce qui ne veut pas dire qu'ils et elles n'ont pas vu de contenu pornographique, mais ce qui veut dire qu'ils englobent aussi dans des contenus qui ne sont pas pornographiques, qui sont éventuellement érotiques ou juste des scènes de sexe un peu explicites dans un film, genre des gens qui s'embrassent avec des langues dans un film. Et comme on trouve ça dégueulasse quand on est en primaire, on va coder ça aussi comme quelque chose de pornographique. Le fait d'avoir le droit ou pas le droit de voir ces contenus-là, ça fait qu'on les code comme des espaces pornographiques ou pas. Et dans les entretiens qu'on a pu faire avec Arthur, quand on relance les jeunes sur ce type de contenu, on leur dit : Ok, et donc la deuxième fois, c'était quoi ? Ah bah là j'étais au collège. Et donc on va voir arriver une diversité de contenus pornographiques qui ne se circonscrivent pas au visionnage, au premier âge, qu'il code ou qu'elle code comme des contenus pornographiques.
À l'échelle mondiale, les effets de la pornographie, c'est d'abord un questionnement français par rapport à d'autres pays qui ont les mêmes conditions de visionnage, avec pareil un clic d'un contenu porno, mais qui n'en font pas des priorités de politique publique, d'inquiétude ou de panique morale, parce qu'ils sont sur d'autres enjeux de panique morale, typiquement sur les grossesses à l'adolescence
Un autre élément qui pour nous était assez intéressant dans l'enquête, c'est de travailler sur une batterie de jeunes d'âges différents et qui permettait de voir combien il y avait un effet d'avoir été chercher soi-même des contenus à caractère sexuel ou se retrouver face à des contenus à caractère sexuel sans l'avoir souhaité. Et ce qu'on observe, c'est que quand les jeunes sont choqués par les contenus, c'est le plus souvent parce qu'ils et elles n'ont pas cherché à voir ces contenus, mais que ces contenus se sont imposés à elles et eux. Qui étaient encore plus présents quand il n'y avait pas les plateformes de streaming - et je ne fais pas la pub pour les plateformes de streaming. Mais quand tout le monde téléchargeait des films illégalement et que deux fois sur trois, ou une fois sur trois on tombait sur des contenus porno hyper trash ou pas trash, mais codés comme hyper trash par les gens, parce qu'en fait, ce n'était pas ça du tout qui était espéré comme type de visionnage. Où qu'il y ait 200 fenêtres de pop-up avec des trucs sexuels explicites, qu'il fallait fermer, mais 200 fois fermer des fenêtres pop-up, ce n'était pas évident. Tout ça pour arriver à un truc qui dit, votre film n'est pas disponible parce qu'il a été téléchargé illégalement. Donc on va se dire que les plateformes de streaming, certes, on peut leur reprocher plein de choses, mais malgré tout, elles vont protéger en partie les jeunes. de se retrouver face à des contenus comme ça, qui, jusqu'à ce qu'elles arrivent, s'imposaient au visionnage des jeunes. Et puis, sur la pornographie, ce qu'on voit, c'est que c'est quelque chose qui est peu partageable pour les filles. Les filles ont peu d'espace pour dire à des copines qu'elles ont vu des contenus pornographiques. Les garçons vont en parler beaucoup, mais pas en voir tant que ça. Mais par contre, ça prend énormément de place dans leurs propos entre eux. Ça peut être des pratiques discontinues. On peut en voir à certaines périodes et puis arrêter d'en voir à d'autres périodes. Mais globalement, les jeunes ont beaucoup moins de temps que les adultes pour observer, pour voir des contenus pornographiques dans la journée. Ils sont et elles sont en formation, en milieu scolaire. Ils ne sont pas connectés, elles ne sont pas connectées à des contenus porno, contrairement à certains adultes ou certaines adultes. À l'échelle mondiale, les effets de la pornographie, on se rendrait compte que c'est d'abord un questionnement français par rapport à d'autres pays qui ont les mêmes conditions de visionnage, avec pareil un clic d'un contenu porno, mais qui n'en font pas des priorités de politique publique, d'inquiétude ou de panique morale, parce qu'ils sont sur d'autres enjeux de panique morale, typiquement sur les grossesses à l'adolescence et ainsi de suite. Les questionnements autour de la pornographie sont très situés localement au regard des histoires des pays, mais aussi au regard des autres types de problématiques rencontrées par les populations.
Pour terminer, par rapport aux enseignants, aux enseignantes qui ont envie de s'emparer de cette éducation à la sexualité, qu'est-ce qu'on pourrait leur dire ? Et puis pareil pour les parents qui ne sont pas forcément très forts en matière d'éducation à la sexualité. Est-ce qu'il faut essayer de se lancer ? Est-ce qu'il faut essayer de parler sexualité avec ses ados ? Ou il vaut mieux se terrer dans son coin ?
C'est compliqué, je suis sociologue, je ne suis pas là pour donner des conseils aux gens. Ce n'est pas mon métier. Ce qui est sûr, c'est qu'aujourd'hui, on est sur des diversités de ressources, que ce soit audio, livres, enfin voilà, il y a en ligne, hors ligne, en bibliothèque et tout ça, qui permettent de pouvoir soi-même apprendre des choses en tant qu'adulte, parce que, même si on a déjà vécu des choses, on ne sait pas tout, et qui permettent aussi de pouvoir laisser traîner des livres ou en tout cas suggérer des contenus en disant j'ai écouté ça, ça n'avait pas l'air bête. Ça ne veut pas dire forcément que les ados iront écouter et voir, puisque quand on écoute les ados, on sait bien qu'ils ne vont pas forcément écouter les prescriptions de leurs parents. Mais par contre, ça montre que c'est quelque chose qui peut être discuté en famille et que les parents se préoccupent de ces questionnements-là. Donc je dirais plutôt que la diversité des ressources peut être utile pour les jeunes. Mais à la limite, les jeunes ont aussi des moyens d'accéder à ces ressources par leurs propres potes et par les espaces, et pas uniquement en milieu scolaire, la vie associative, le monde associatif. les endroits qu'ils et elles vont fréquenter, que ce soit un centre social, une maison de la culture, un centre d'animation. Ça fait plein d'endroits où il peut y avoir des espaces pour discuter avec des animateurs, des animatrices, des éducateurs, des éducatrices qui ne sont ni parents ni profs, et ça fait du bien. Et du côté des adultes, il y a des ressources à destination des jeunes ou à destination des adultes qui peuvent être chouettes et riches d'enseignement.
Oui, par exemple, en matière de ressources, il y a les deux livres que vous avez rédigés: "Les filles du coin. Vivre et grandir en milieu rural" aux presses de Sciences Po. Et plus récemment, "Les jeunes, la sexualité et Internet" avec Arthur Vuattoux aux éditions Les Pérégrines. Merci beaucoup, Yaëlle Amsellem-Mainguy. Merci à l'équipe qui a participé à cette émission, Julien Foerry, étudiant au lycée Stoessel à Mulhouse à la réalisation technique, Laura Bollinger, doctorante en sciences de l'éducation à l'université de Haute-Alsace, et Lisa Gianarelli, coordinatrice générale de Radio WNE. Merci, et puis rendez-vous avec la maison de la pédagogie à la conférence du 7 octobre 2024, ce soir, et aux podcasts et aux articles que vous pourrez lire sur le site de la Maison de la Pédagogie. Au revoir et à bientôt pour de nouvelles aventures.
Livre "Les filles du coin. vivre et grandir en milieu rural" Les Presses SciencesPo - 2e édition (2021)
Article "Le Monde" : le destin tout tracé des jeunes femmes du village
Livre "Les jeunes, la Sexualité et Internet" par Yaëlle Amsellem-Mainguy & Arthur Vuattoux - éditions Les Pérégrines (2020)
Enquête « Les filles du coin. Enquête sur les jeunes femmes en milieu rural » sur les sociabilités dans l’espace local rural populaire (2019)
Enquête « Construire et partager sa sexualité en ligne. Usages d’internet dans la socialisation à la sexualité à l'adolescence » avec Arthur Vuattoux (2018)